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La littérature, et tout particulièrement la poésie, a été conçue comme essentiellement autobiographique et « expressive », c'est-à-dire comme la manifestation des idées, émotions et intentions personnelles d'un auteur individuel en réaction à des expériences particulières. Si cela se vérifie en grande partie, surtout pour ce qui est de la poésie à partir du IIIe siècle, cela ne s'applique pas aux odes de la période pré-impériale, à commencer par les 305 odes canonisées dans le Classique de la poésie (Shijing). Malgré les efforts des commentateurs dès la dynastie Han pour assigner des circonstances historiques et des auteurs spécifiques à la composition des odes du Shijing, les traces d'auteur dans cette anthologie canonique restent extrêmement rares, n'apparaissant que dans quelques-unes des 305 odes.

Curieusement, les références les plus explicites à un auteur dans ces odes ne figurent pas dans les « Airs des pays » (guofeng) qui parlent pourtant en termes pleins d'intensité, et souvent d'émotion, de l'expérience personnelle. Elles se trouvent pour la plupart dans les « Grands hymnes de cour » (daya) qui firent leur apparition dans les institutions rituelles de la cour royale des Zhou. En particulier, les odes 259 (Song gao) et 260 (Zheng min) se concluent toutes deux sur la mention : « Jifu a fait une récitation » afin d'influencer un personnage historique spécifiquement nommé. Ces deux odes passent pour être des compositions de Yin Jifu (« Commandeur Jifu »), un officier de haut rang et un chef militaire des Zhou occidentaux qui vécut aux environs de 900 av. J.-C. et qui est aussi brièvement mentionné dans d'autres sources. Dans chacune de ces deux odes, le quatrain final qui mentionne Jifu comme le «  récitant  » est censé faire de toute l'ode son expression personnelle. En outre, les deux odes suivantes, 261 (Jiang Han) et 262 (Han yi), lui ont également été attribuées. Alors que l'attribution de ces deux dernières a été sujette à controverses à la fin de la période impériale, celle des deux premières reste incontestée.

Une analyse attentive de ces quatre odes conduit à douter que Jifu soit l'auteur d'aucune d'entre elles. Pour ce qui est des deux premières, on peut faire les observations suivantes :

  1. Dans les deux odes, la référence finale à Jifu se distingue formellement du texte qui précède en obéissant à une rime différente.
  2. Dans chacune des odes, la mention finale de Jifu comme «  récitant » (a fortiori comme auteur) ne se rapporte à rien dans les sources poétiques précédentes.
  3. Les odes n'ont pas de voix cohérente, mais sont des structures composites de voix et idiomes divers, comprenant du discours royal direct, des proverbes, du langage issu de documents administratifs, des tournures poétiques que l'on trouve ailleurs dans le Shijing, et de la prose narrative.
  4. Tandis que chacune des odes est un mélange composite de ces différentes voix, les deux odes sont aussi très différentes l'une de l'autre et ne pointent pas vers un auteur commun.
  5. Les deux odes présentent des parallèles, notamment avec les deux odes suivantes qui sont encore plus manifestement conçues sur le modèle de documents administratifs.
  6. Les citations de ces odes ont beau abonder dans les sources anciennes, elles n'incluent jamais les derniers quatrains.
  7. Aucune référence ancienne à ces odes ne mentionne Jifu comme auteur.
  8. Lorsque Jifu est mentionné dans d'autres sources, c'est toujours comme chef militaire et non comme auteur de textes.
  9. La notion d'auteur auto-référentiel est extrêmement rare dans le Shijing, et dans les sources pré-impériales en général, ce qui laisse à penser que la figure de l'auteur ne fait pas partie intégrante de ce genre poétique.