Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
En libre accès, dans la limite des places disponibles
-

Résumé

« Le livre de Proust, disait judicieusement Reynaldo Hahn dès 1913, n’est pas un chef-d’œuvre si l’on appelle chef-d’œuvre une chose parfaite et de plan irréprochable. Mais c’est, sans aucun doute (et ici mon amitié n’est pour rien), le plus beau livre qui ait paru depuis L’Éducation sentimentale [1] ». La Recherche comme complexité et contradiction, comme mémoire incarnée de la littérature, est un tout composite impur et un peu monstrueux, non un roman moderne de la table rase et de la page blanche.

Ce n’est pas une œuvre classique, au sens habituel, mais une œuvre totale, une Somme. Elle a certes été conçue « de haut en bas » : Proust a toujours dit que le début et la fin, « Combray » et Le Temps retrouvé, avaient été pensés en même temps, comme un système, une doctrine ou une théorie de l’art. Mais le roman s’est construit « de bas en haut », à partir de fragments, de détails, d’échos et de rencontres. D’un côté l’intelligence et de l’autre l’intuition, ou le rationalisme et l’empirisme, ou encore la philosophie et le roman.

Il est « notre saint Thomas d’Aquin », disait Anatole France de Sainte-Beuve. « Chaque âge possède le Thomas d’Aquin qu’il mérite », ajoutait Maurras [2]. Si les Lundis ont été la Somme du XIXe siècle, la Recherche est la Somme du XXe siècle : somme de la littérature, intégrale de la culture, condensé patrimonial ou mémoire incarnée. Ni histoire ni théorie, la Somme beuvienne – « Histoire naturelle des esprits » – repose, disait Maurras, sur l’analyse et sur la recomposition, non sur le système mais sur des « coups de bonheur » ou des coïncidences : c’est la « Science de la bonne fortune ». Tout est en mémoire, mais le souvenir dépend de la chance, ou de la grâce. La Recherche relève elle aussi de la « Science de la bonne fortune », non de la Somme théologique, avec l’ironie de l’expression de Maurras : la « bonne fortune », c’est l’occasion amoureuse, comme la rencontre de Charles et de Jupien.

Le roman contient en effet de nombreux développements sur les élaborations de bas en haut qui s’opposent aux conceptions de haut en bas. Par exemple l’art de la Berma : « Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints d’après des modèles différents, on reconnaît un peintre » (II, 51). L’air de famille qui anime tous les rôles de la Berma, c’est une complexité faite des multiples détails, d’indices ténus, d’où se dégage une « complexité ordonnée ».

Sur cette question, la réflexion la plus développée se trouve dans La Prisonnière, quand le narrateur, jouant au piano la sonate de Vinteuil, se souvient de Wagner et médite sur les grandes œuvres du XIXe siècle : « […] je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d’être – bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes œuvres du XIXe siècle » (III, 666). Balzac, Hugo, Michelet et Wagner sont alors convoqués, et Proust témoigne de sa profonde ambivalence entre les deux modèles de l’œuvre totale, de haut en bas ou de bas en haut. La réussite de la Recherche n’est-elle pas liée au tressage des deux stratégies, descendante et ascendante ?

Références