Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Les « tombereaux de boue » sont des véhicules chargés d’ordures, et la « boue » est une mixture d’immondices pétries avec de la terre et de l’eau, qu’on trouve aussi bien chez Jonathan Swift que chez Marcel Proust. Les « décrotteurs » sont souvent représentés (Carle Vernet, Louis Boilly), et Mercier leur consacre un chapitre, rappelant que Lutetia vient de lutum, « la boue ». La boue de Baudelaire, c’est donc ce qui reste des déchets après le passage des chiffonniers successifs et qui sera vendu comme engrais aux maraîchers des faubourgs. La « bourbe » en est le comble, insoluble et terrifiante – dans Les Misérables, Jean Valjean manque s’y noyer ; c’est aussi le nom d’une ancienne prison devenue une maternité pour les femmes indigentes, où le narrateur de L’Âne mort retrouve l’héroïne déchue, tout près de l’hospice des Enfants-Trouvés.

On retrouve cette boue dans un poème de Prarond qui fut attribué à tort à Baudelaire, « Un jour de pluie » (1841), et qui a été rapproché de La Fanfarlo. Elle est présente dans les plus anciens poèmes des Fleurs du mal, comme « Le Crépuscule du soir » ou « Abel et Caïn », mais aussi dans les « Tableaux parisiens ». Dans « Perte d’auréole », encore, une auréole tombe dans la gadoue, rappelant le topos du trésor retrouvé au coin des bornes, et finit sur un piqueur, rappelant le chiffonnier-souverain du « Vin des chiffonniers ». Un personnage recommande de « faire afficher cette auréole », certainement au-dessus d’une borne. Dans son livre Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, Honoré-Antoine Frégier évoque le mythe du couvert d’argent ramassé au coin de la borne. Lors d’une représentation du Chiffonnier de Paris, du républicain Félix Pyat, le 26 février 1848, au lendemain de la révolution, Larousse raconte que Frédérick Lemaître, jouant le personnage du chiffonnier et faisant l’inventaire de sa hotte, trouve ce jour-là une couronne.

Le cliché associant la boue et l’or se retrouve dans le vers isolé de Baudelaire : « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or. » On n’a pas besoin d’y voir une allusion à l’alchimie, même si celle-ci a pu être associée au chiffonnage par Champfleury ou Hugo ; Baudelaire fait plutôt allusion au chiffonnage ou au « ravage », comme Hugo dans une lettre à Paul Meurisse. Dans une première version de « La Mort des artistes », Baudelaire jouait déjà sur le pétrissage de la fange pour en tirer l’idéal ; dans un projet d’épilogue aux Fleurs du mal, on trouve une variante de la formule, adressée à Paris : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » C’est la même boue dans laquelle on « piétine » et l’on « s’empêtre » dans les autres poèmes.