Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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À la suite de sa réflexion sur le style tardif chez Léonard, Simmel reviendra sur cette notion à propos de Rembrandt en 1916, alors qu’il est lui-même gravement malade. Le style tardif révèle l’essence individuelle de chacun et non plus des types. Entre ces deux textes, le philosophe a écrit sur Goethe, ainsi que sur la vie et la mort, notamment dans Intuition de la vie. Dans cet ouvrage, il fait de la vieillesse un tournant vers l’essentiel de l’individualité. Goethe écrivait déjà : « Vieillir, c’est se retirer progressivement du monde des apparences. » Par « monde des apparences », il faut entendre le monde phénoménal, la contingence et l’époque, le moment actuel. Et Simmel de souligner : « Il y a dans les portraits de Rembrandt cette demi-obscurité, cet assourdissement, cette interpellation dans les ténèbres, exactement ce qui s’appelle la mort lorsqu’elle se manifeste pour finir et qu’elle s’impose dans l’absolu. […] en réalité, ils contiennent ainsi la vie dans sa totalité. Cela est valable principalement mais non exclusivement pour ces portraits tardifs. » Le portrait se plaçant du point de vue de la mort, la totalité de la vie y figure. La thèse de Simmel est que la mort n’est pas extérieure à la vie ; les Parques ne coupent, selon lui, aucun fil ; ce qui s’oppose à la vie naît de la vie. La mort est inséparable de la vie, elle est un élément formel de notre vie.

Cette conception sera commentée par Vladimir Jankélévitch, qui considère avec Simmel que « chez l’artiste de génie la représentation emprunte à cet a priori de la mort je ne sais quelle subtile coloration ». Plus précisément, style de jeunesse et style de vieillesse mettent aux prises deux modes de la subjectivité : la subjectivité de jeunesse se fonde sur le principe d’un Moi comme contenu ; la subjectivité de vieillesse correspond au Moi comme principe de forme. Les œuvres de la subjectivité tardive ne sont ni anecdotiques ni autobiographiques mais autographes ; la créativité y est essentialisée. Chez Rembrandt, le rire des autoportraits tardifs est traversé par la mort, comme si l’élément de mort remontait à la surface ; nul n’est besoin, comme dans les Vanités de jeunesse, d’objets pour figurer le memento mori. La mort est intérieure, et la subjectivité de la vie est absorbée dans l’art, comme, notamment, dans l’abstraction. Seuls les artistes géniaux sont donc capables de se résoudre à la mort puisque seuls eux découvrent, ainsi que le souligne Jankélévitch, « cette unicité irréductible de l’individu dans la mort ». Pour preuve, ces œuvres donnent à voir des gestes, des regards se portant vers un au-delà de tout lieu, comme chez Grünewald (La Crucifixion) ou Rodin (Les Bourgeois de Calais).