Construction sociale de la catastrophe épidémique

Le grand poète allemand Heinrich Heine, en exil à Paris, décrit la grande désolation ainsi que la terreur de la population devant ce mal. Il rapporte que « une femme voyant 300 corbillards passer dans sa rue en un seul après-midi avant de succomber elle-même, les convives d'un bal de mi-carême, transportés encore avec leurs masques et costumes à l'Hôtel Dieu où ils rendent l'âme, en prenant le teint bleuté » (du choc hypo-volumique). La panique sévit. Alexandre Dumas, atteint par la maladie, boit de l'éther pour se faire guérir mais aussi pour s'assommer. Le grand médecin Broussais fait acheter 1 000 000 de sangsues à l'Assistance Publique, le remède sera pourtant presque pire que le mal. Les journaux décrivent la curée, la désorganisation sociale et se moquent aussi bien de l'ignorance sur les origines de la maladie que des mesures prises pour la combattre. La célèbre gravure de Daumier montre l'état d'abandon  de la capitale.

En 1892, 70 ans plus tard, une nouvelle épidémie de choléra frappe Hambourg mais prend une allure bien différente. De fin août à fin septembre, le choléra explose et fait 1 000 cas et 500 morts par jour. Mais cette fois-ci, les raisons sont évidentes. Le quartier d'Altona, sous administration de  la Prusse, boit de l'eau passée par des filtres à sable et ne déclare aucun cas, le reste de la ville, cité-état indépendant, puise son eau directement dans l'estuaire  de l'Elbe.

On a fait venir de Berlin le célèbre bactériologiste, Robert Koch, qui avait découvert le vibrion cholérique 10 ans auparavant. Il recommanda la désinfection systématique et le traitement de toute eau par des filtres à sable. On  créa dans la foulée un service sanitaire portuaire, on mit en place la production industrielle de chlore utilisé comme désinfectant, on décréta  la fermeture des quartiers insalubres, et on instaura le contrôle systématique des aliments par des laboratoires équipés à cet effet.  Par la même occasion, la ville de Hambourg reçut une nouvelle constitution plus démocratique, sanction de l'incurie qui avait prévalu dans le Sénat de la riche ville face au devoir d'aménager des systèmes d'approvisionnement en eau potable. Cet épisode est sans nulle doute à l'origine de l'idée que la catastrophe épidémiologique relève de l'ère préindustrielle. L'assainissement de l'habitat, l'amélioration de la qualité de l'eau potable, l'hygiène alimentaire et toutes sortes de technologies viennent à bout des maladies. L'épidémie est l'anti-progrès, le contraire de la modernité.  Mais dorénavant, elle stigmatisera.

Mais regardons ce qu'il en est aujourd'hui du choléra,  qui n'a plus fait partie de nos préoccupations ces 10 dernières années, à part le récent et dramatique épisode en Haïti. Le vibrion continue de sévir en Afrique, pratiquement ignoré des bulletins, et nous continuons à estimer son impact  entre 100 et 200 000 morts par an, entre 3 et 5 millions de cas.

La carte, extraite d'un récent numéro du New England Journal of Medicine, donne une idée de cette situation certes biaisée car basée sur les seules notifications règlementaires : 500 000 cas et 7 800 morts mais avec une bonne vue sur les variations des taux de mortalité. L'origine élémentaire de cette épidémie, devenue invisible, réside dans le fait que 40 % des hommes et des femmes dans le monde n'ont pas accès à l'eau potable.

L'émergence du construit social fait donc l'objet de négociations, de déplacements de priorités, de changements d'étiquettes, de légitimités et de finalités. Parfois une catastrophe reste invisible car on ne lui attache aucune perspective d'intervention. C'est le cas de l'hépatite C en Egypte.

7 % de la population en est atteinte et, sans traitement, la maladie les emporte vers la cirrhose hépatique ou le cancer hépatocellulaire. On a fini, en suivant les rumeurs, par trouver l'origine de cette catastrophe. Un traitement de masse de la bilharziose à l'antimoine administré avec des équipements non-stériles et des aiguilles très larges afin d'injecter facilement le produit huileux. Rien ne se passa pendant des années, sauf qu'ici et là parurent des rapports de séroprévalence extraordinaires.  Jusqu'à ce que les pays du Golfe demandent aux nombreux travailleurs migrants égyptiens des certificats de sérologie VIH et hépatite C. Des dizaines de milliers de migrants, et parmi eux des instituteurs et des professeurs, perdirent leur permis de travail en même temps qu'ils apprirent qu'ils étaient atteints d'un mal incurable. Un émoi considérable se répandit.

À un certain moment, le ministre égyptien de la Santé demanda l'aide de l'Union Européenne afin de monter des projets de recherche et  d'intervention. 15 ans plus tard, des protocoles de traitement sont établis pour toutes les différentes  variantes de la maladie et plus de 20 centres de traitement sont créés qui couvrent le territoire appliquant un plan spécifique, basé sur l'achat à bas prix de médicaments  génériques. Rien de ceci ne se répercuta dans la construction sociale de l'hépatite C, qui reste conçue comme un problème de toxicomanes.

L'exemple du SIDA est autrement instructif. À ses débuts, il n'était visible que dans une fraction de la population qu'il touche, les hommes ayant des relations sexuelles avec d'autres hommes (MSM) et ceci surtout grâce à l'activisme justifié et salutaire des groupes de plaideurs. Ce sont en effet leurs interventions spectaculaires dans le débat narratif de santé publique qui ont rendu visible une maladie qui n'était pas supposée exister. Mais le SIDA entame son parcours à travers sa construction sociale. Il devient vite l'accessoire d'une maladie sexuellement transmissible, ensuite une violation des droits de l'homme, avant de se montrer comme la grande faucheuse des femmes et des hommes en Afrique. Lorsqu'on vérifia son impact démographique au Botswana, pays relativement aisé mais avec une séroprévalence de plus de 30 %, la notion de catastrophe ré-émerge et la représentation sociale s'associe aux termes d'urgence et du soulagement à apporter par les traitements. Impérativement, la notion ainsi construite de catastrophe signe la faillite de la prévention au sud du Sahara, dont plus personne ne veut parler aujourd'hui.

Le virus du SIDA progresse toujours en Europe, la représentation sociale reconnait bien ses modes de transmission mais pas nécessairement les communautés de toxicomanes et la nouvelle génération de MSM elles-mêmes, où il prolifère.

Les mobilisations collectives de ces communautés n'ont soit jamais existé soit ont rapidement disparu avec l'accès au traitement, fusse-t-il préemptif. Le choc du SIDA aura duré 25 ans et son onde aura fait entrer la santé dans le traité Européen. Sa réalité y est exprimée comme associée  à la notion de fléaux multiples  contre lesquels il s'agit à présent de se protéger.

Mesdames et Messieurs, j'en viens maintenant à une caractéristique de base de la construction sociale des maladies infectieuses. Elles ne sont pas le plus souvent associées à la notion d'injustice et de misère révoltante, mais, surtout, par le biais de riches terminologies militaires, à une notion de menace contre laquelle il convient surtout de protéger les échanges économiques et commerciaux.

La première grande campagne d'éradication territoriale se fit contre la fièvre jaune dans le canal de Panama, conduite par le colonel Gorgas de l'armée américaine. En effet, toute interruption du trafic génère des coûts, mais sa menace même et la permanente instrumentalisation du péril  infectieux est devenu l'argument de base même du protectionnisme et est venu régulièrement en soutien aux pratiques restrictives  dans les échanges internationaux, mais aussi en soutien aux efforts de libéralisation.

Depuis fort longtemps, la peste, la fièvre jaune et le choléra étaient les trois grandes maladies notifiables à l'OMS dans le cadre de l'ancien Règlement Sanitaire International. La pertinence de ces notifications est devenue cependant très faible, sinon nulle, car on a tôt remarqué qu'un capitaine de navire avait plus d'incitations économiques à débarrasser son navire des rats mangeant et salissant sa cargaison que d'obligation envers le RSI afin d'éviter que son navire ne répande la peste. L'ouverture progressive mais complète du monde, la globalisation des échanges, la capture des dernières espaces vierges de notre planète ont créé une nouvelle biosphère infectieuse ainsi qu'en même temps, une nouvelle représentation de la catastrophe. Les maladies émergentes sont réputées dangereuses parce que nouvelles en elles-mêmes, se présentant comme biologiquement insaisissables avec des génomes inconnus, très variables, elles deviennent donc plus importantes par le fait qu'elles n'entrent pas dans des catégories habituelles et  échappent à la connaissance immédiate.

La petite liste habituelle d'Ebola, Nipah et SRAS avec une ménagerie associée de chauve-souris et civettes, en  cache plusieurs centaines plus larges de micro-organismes relevés par le seul fait de l'existence de nouvelles techniques de diagnostic moléculaire. Le signal émis par ces entités n'est pas associé à des conditions cliniques ou de paramètres comme  la mortalité, c'est celui du seul photomètre de laboratoire.

En rendant vraisemblable l'incroyable, le 11 septembre 2001 a changé le monde. On a fini par croire à la possibilité que des évènements  impossibles puissent se répéter  lorsque des spores de bacille du charbon  d'une souche expérimentale particulière, la souche AMES, et  provenant des laboratoires militaires américains en raison d'une signature chimique particulière, font des victimes parmi les agents traitant les courriers destinés aux législateurs américains. Partout dans le monde, des centaines d'échantillons de poudre blanche envahissent alors les antichambres des laboratoires : sucre ou farine, sel, plâtre qui sont déposés par des citoyens rendus démesurément inquiets.

En réponse à cette frayeur irrationnelle, le gouvernement américain crée un programme de type Manhattan de recherche biotechnologique de 50 milliards de dollars. Ce programme aura servi à développer toute une nouvelle génération de diagnostics moléculaires intégrés qui peinent cependant à être appliqués aux pathogènes les plus répandus. Le bioterrorisme qui a frappé une douzaine d'hommes empêche à présent l'application technologique à des millions de porteurs du paludisme ou de la fièvre typhoïde, en absorbant les financements et les capacités de recherche et de développement.

Dustin Hoffman reçut pour son rôle dans le film « Outbreak » un cachet supérieur au budget annuel de l'OMS consacré à ce domaine de recherches. Ce sont donc des anecdotes qui vont faire rentrer la sécurité sanitaire dans le cercle étroit des 5 métaphores de santé globale décrites par Martin McKee et David Stuckler au même titre que la santé publique elle-même.

Les paradigmes scientifiques et sanitaires qui participent à la construction sociale ne se nourrissent pas seulement à la source de métaphores, ils se succèdent et se remplacent rapidement et non sans  violence pour les sujets dont ils prétendent représenter les intérêts. Le terme de métaphore permet de penser que celles-ci puissent  coexister pacifiquement. Mais lorsque l'on aborde par contre les grands paradigmes successifs des politiques du développement des 60 dernières années, on s'aperçoit qu'il fut une époque où tout sous-développement était défini comme  fruit de la surpopulation et c'était alors à la planification familiale de contenir l'ensemble des actions nécessaires à la santé. Peu après, ce fut le tour de la malnutrition, d'abord celle calories-protéines, puis micro-nutritionnelle. L'injonction de vitamine A devient une panacée, l'intervention universelle pour guérir de tout jusqu'à ce qu'on démontre sa toxicité et que l'on réduise sa portée à des mesures justes et efficaces, mais ciblées.

La construction sociale d'un remède universel et technique enferme les réflexions scientifiques dans un petit ensemble d'idées préconçues. Mais ceux-ci ne dérivent pas uniquement des politiques ou des médias, mais surtout de la communauté des chercheurs organisée en fonction de  priorités - territoires. Ces communautés ressemblent à des tribus grégaires,  extrêmement mobiles, qui croissent par cooptation et épousent des dénominations diverses, mais obligatoirement globales : task-force, alliance, partenariat, action.

Les conférences internationales portant des constructions sociales se transforment dès lors en exercices de communication, leur construit s'autonomise de plus en plus par rapport aux faits car la pression de la communication oblige à la simplicité et au rudiment didactique. Les priorités de santé ne s'alignent plus sur les besoins mais sur les opportunités définies par un contexte politique momentané. Ainsi, le caractère nouveau du paradigme de la sécurité sanitaire, auquel l'OMS  consacre son rapport annuel en 2007 - et ces rapports sont parmi les plus importants documents d'orientation en matière de santé - est représenté par le fait qu'il a pris corps dans une législation qui lui est propre : le nouveau Règlement Sanitaire International RSI, adopté en 2005, qui ne définit plus des maladies  à notifier mais des évènements de santé publique d'importance internationale. Cette innovation considérable apporte à la construction sociale l'extrapolation des non-événements, car la définition propre de l'évènement n'existe dans un contexte global qu'empiriquement.

Un tableau qui montre l'évolution des coûts associés aux catastrophes épidémiologiques représente l'absence de relation entre leur impact véritable en termes d'impact de santé, mesuré traditionnellement par la mortalité, et les coûts de plus en plus importants.  Il est à craindre que ces coûts se développeront de plus en plus, aussi longtemps qu'on manquera d'un instrument qui permette de relier à nouveau le construit avec le réel.  Très souvent ces chiffres sont montrés afin de mobiliser une dépense de prévention proportionnelle à l'impact économique présumé de l'évènement, alors qu'ils incluent déjà une partie de ces dépenses-là, souvent disproportionnées et non fondées rationnellement

Pour l'épidémie H1N1 de 2009, une très récente étude montre que presque tout le monde, enfin un quart de la population mondiale, fut affecté en quelque mois, sans que pour autant il y ait eu autant des malades ou de porteur de virus. L'instrument qui permet de calmer les estimations est ici la cohorte d'incidence sérologique et les  travaux parus avec un retard de mois sinon d'années, démontrant la difficulté à développer cet instrument de façon coordonnée.

Ces biais que les constructions sociales introduisent dans la fixation des priorités ne sont pas anodins. L'impact d'une nouvelle pandémique grippale fut estimé avant 2009 comme relevant de 1000 milliards en termes de coûts et de 65 millions de morts et ceci par extrapolation de la grippe espagnole, une extrapolation non dénuée de faiblesses et très critiquable.  On cherchait alors, dans une atmosphère marquée par la crise financière, à faire investir une proportion de ces coûts attendus en prévention technique. L'idée d'investir dans le renforcement des systèmes de santé afin que ceux-ci puissent mettre en œuvre de meilleures des mesures de prévention, de prise en charge, notamment  la promotion de l'hygiène des mains n'a jamais été mise à l'ordre du jour. La catastrophe épidémiologique est dès lors définie uniquement dans le monde particulier des pays de l'OCDE où l'on privilégie typiquement la solution logistique ou matérielle comme le stockage de masques ou de médicaments. Comme d'autres éléments à signaler par ailleurs, ce trait signifie que la santé publique internationale est arrivée à une étape ultime de financiarisation.

Cet emprisonnement des idées scientifiques dans le cadre des contraintes de la construction sociale n'ajoute évidemment rien à l'efficacité de la recherche médicale.

Chalmers et Glasziou, fondateurs et animateurs de la collaboration Cochrane, ont constaté en 2004 que des 100 milliards investis annuellement dans la recherche médicale (s'assortissant à 1 million de publications), seulement 10% sont destinés à l'évaluation de traitements, chose la plus proche cependant des patients.

Nous savons bien qu'un nouveau paradigme amène toujours son cortège d'agendas de recherches, friands de recherche fondamentale, certes magnifique et enthousiasmante, cependant  que  les choses les plus simples sont rarement regardées.

Cette recherche de base successivement portée par des construits différents, sans cesse renouvelée, diluant l'effort ciblé, fait intervenir une espèce de risque opérationnel majoré. Ainsi, comme ligne de base, au moins 30 %, peut-être 50 % des efforts de recherches ne débouchent sur aucune publication. L'absence d'une relation directe entre le besoin sanitaire et la construction sociale est à l'origine d'une des importantes pertes de charge de l'efficacité du système de recherche.  

La construction sociale se poursuit comme celle de la tour de Babel et sa limite n'est trouvée que lorsqu'elle s'arrête. Elle tend alors à devenir sans valeur.

Revenons à la question de la mise en quarantaine. La règlementation internationale n'en préconise plus l'usage. Dans un monde extrêmement interdépendant, fermer les frontières veut dire s'enfermer derrière une frontière, empêcher les secours d'arriver. Cependant, arrêter le trafic aérien, baisser les barrières terrestres et maritimes, sont des mesures attendues, prévisibles qui donnent l'impression d'un succès immédiat, à court terme, dont les décideurs politiques restent les grands obligés. Cependant, il existe un degré ultérieur. On décrit qu'en 2009, le gouvernement chinois  met en quarantaine des voyageurs venant des pays où la grippe H1N1 est déjà présente. La République Populaire de Chine fête la 60^e anniversaire de sa proclamation et le pouvoir en place veut donner l'idée à sa population qu'il entend  la protéger avec tous les moyens, quitte à sacrifier des intérêts diplomatiques et commerciaux importants - ce qu'il avait peut-être  tardé à envisager en 2003 lors du SARS.

La construction sociale se réduit alors à un geste exclusivement politique. Elle dérive de l'expression pure du pouvoir. La construction sociale de la catastrophe sort du cadre autrefois obligatoire nord-sud, riche-pauvre, technologiquement équipé ou non équipé, et se révèle représenter en essence la relation du gouvernement avec ses citoyens ou sujets.

En fait, et ceci est ma conclusion, la construction sociale est un détour logique inutile. Très récemment, la directrice de l'OMS, Madame Margaret Chan, s'est émue du fait que malgré les nombreux manuels, ateliers, subsides mis à disposition  par son organisation et d'autres intervenants, le RSI n'est toujours pas applicable à l'échelle nécessaire. Sept ans après son adoption par consensus, trop de pays manquent encore de presque tout pour organiser leurs systèmes de surveillance et notifier les évènements par rapport à des standards aptes à faire développer la confiance  nécessaire : manquent les équipements, fournitures, ressources de laboratoires, moyens de communication, et surtout les équipes d'épidémiologistes expérimentés pour pouvoir garantir une interaction fiable avec les pays tiers. Elle souligne ensuite que 65 % de la population vit sans système de registre de données démographiques, donc sans état civil. Ainsi sur ces deux tiers état postmoderne, aucune naissance, aucune mort ne sera enregistrée, ni aucune mort investiguée. Ce chiffre correspond à celui des 40 % sans accès à l'eau potable, restant ainsi exposés au choléra  ainsi qu'à d'autres maladies hydriques : voilà une réalité sans représentation et voilà la catastrophe.