Conférencier invité

Pourquoi écrit-on – toujours – l'Histoire ? Considérations sur l'innovation et le passé

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En 2004, dans Le Temps moderne (Gallimard), j’avais essayé de montrer que la Querelle des Anciens et des Modernes qui s'est produite à l'Académie française en 1687 était en fait la dernière querelle à propos de la suprématie du passé sur le temps présent. Cette célèbre Querelle avait provoqué, de manière décisive et irréversible, l'objectivation du passé (et la dissociation de celui-ci du temps présent) ; le passé qui continuait à vivre dans le présent sous la forme d'un dévouement (« un passé qui pèse sur le présent en le modelant ») n'était plus un maître ni un guide fiable pour les méandres obscurs du futur. Les Modernes avaient commencé à rejeter toutes formes d'imitation des modèles venant du passé et l'ancienne formule cicéronienne, historia magistra vitae, avait cessé de fonctionner car les Modernes furent fiers de leurs propres modèles. Selon François Hartog cela constituait l’arrivée du régime moderne d’historicité et Philippe Descola y voyait une originalité inouïe : « Oui, d'autant qu'en Occident, depuis la querelle entre les Anciens et les Modernes, le nouveau est positif. C'est lié à une transformation de l'échelle de temporalité, orientée, dans laquelle on se projette vers un futur parce que l'on considère que le présent est le produit des activités du passé et qu'il est perfectible. C'est une idée là encore très originale, absolument pas partagée dans le reste du monde, où on a plutôt des temporalités soit cycliques, soit dépourvues de profondeur. » (Le Monde, Sciences, 11/11/2013). Le passé n’était plus donc un réservoir d’exemples d’où il fallait tirer des leçons.

En fait, la Querelle de 1687, la dernière et la plus célèbre des nombreuses querelles dans l'histoire littéraire de l'Ouest, n'a pas eu lieu entre les Anciens et les Modernes. C'était un différend entre les Modernes et une autre faction des Modernes (une faction qui, plus tard, portera le titre de conservateurs). Mais ce dernier débat a mis en lumière deux conceptions opposées du temps : l'infini (laissé aux astrophysiciens et aux théologiens) et le temps mondain, terrestre (irdischen, comme Auerbach le dirait) ; le temps des villes et des hommes. La modernité a émergé de cette dichotomie très spécifique.

Levent Yilmaz est invité par l'Assemblée des professeurs, sur la proposition du professeur Patrick Boucheron, titulaire de la chaire Histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIIIe - XVIe siècle).