Au détour d’une phrase de Jean Santeuil, et de façon tout à fait inattendue, Proust parle de « ces deux prestiges de l’analogie et de la différence qui ont tant de pouvoir sur notre esprit ». Je ne pourrais trouver meilleure phrase pour définir ce que j’ai appelé l’enjeu thématique. Je voudrais même insister sur l’urgence de l’enjeu thématique. Toute œuvre, mais spécialement toute œuvre musicale, vit sous un double signe de l’analogie et de la différence ; sans quoi, et parce qu’elle se déroule dans le temps, irréversible, notre perception ne saurait l’appréhender. C’est grâce à l’analogie qu’il peut se repérer dans la progression de l’œuvre, c’est grâce à la différence que cette progression peut s’accomplir. Toute forme musicale dépend absolument du rapport dialectique qu’entretiennent analogie et différence ; c’est sur ces caractéristiques que se fond l’articulation formelle.

L’enjeu thématique implique, avant tout, la cohérence du discours musical et par lui-même sa compréhensibilité. L’enjeu thématique c’est l’enjeu du sens lui-même, de la validité de l’œuvre. Si l’on parle de cohérence, on peut songer avant tout à un principe d’économie. L’économie de moyens, certes. Comment bâtir une œuvre sans avoir à inventer perpétuellement « ex nihilo ». Ce à quoi, précisément, on décèle l’amateur dans ce qu’il présente comme une œuvre, c’est le non-sequitur ; le fait que la déduction n’existe pratiquement pas ou n’existe qu’à l’état rudimentaire. Je pense qu’on reconnaît le métier à ce que, spécifiquement, l’économie de moyens est portée à son plus haut niveau. Ce qui ne donne pas essentiellement de la valeur aux idées. Il peut d’ailleurs y avoir une économie en trompe-l’œil avec des idées passe-partout qui impliquent une économie pauvre, une déduction prévisible, quelque chose de profondément non-original :une économie préfabriquée, dont on se sert à la fois pour établir la thématique et ses conséquences. Dans ce cas précis, il n’y a nullement enjeu ; mais exploitation posthume d’une économie qui a fait ses preuves lorsqu’elle a été inventée, mais qui ne peut agir que comme un schéma vide de sens hors du contexte qui lui a donné naissance.

Cette économie des moyens pourrait être liée, sous une forme triviale et même sous une forme moins triviale, à une autre économie, l’économie d’invention. Faut-il s’avouer que la capacité d’invention d’un créateur est limitée, et que la configuration de sa personnalité impose des limites à sa capacité d’invention ? Que les caractéristiques de son langage — même si elles s’élargissent, si elles se renouvellent d’une façon soutenue, sinon spectaculaire — portent toujours les caractéristiques de sa personnalité, que le renouvellement de son invention est donc circonscrit dans un territoire dont les frontières sont dues aux multiples circonstances dont il est parfois le maître, et parfois l’esclave ? Donc, la thématique d’une œuvre serait due à une économie de l’invention. Valéry a parlé du premier vers qui est donné, tous les autres étant dus à l’obstination du labeur. On a aussi parlé, selon des pourcentages variables, de l’inspiration et de la transpiration. Ces différentes manières de s’exprimer reviennent à un point commun, et central : trouver la thématique est dû à l’inspiration, à la cristallisation d’un moment exceptionnel, irrationnel, qui est attendu, et qui nous est donné par hasard, que nous devons être prêts à accueillir à tout moment, dont nous pouvons favoriser l’éclosion en nous mettant dans de bonnes dispositions, mais dont nous ne disposons pas. Ainsi ces moments privilégiés, rares, il faudrait savoir les exploiter. Tout l’enjeu thématique consisterait essentiellement à savoir tirer profit de l’exception, à pouvoir étirer à des dimensions temporelles acceptables, l’instant privilégié d’une révélation. Et pourtant si nous consultons, par hasard ou par curiosité, les esquisses de grands compositeurs, de ceux en particulier, où l’enjeu thématique est le plus important par rapport à la composition, nous pouvons observer combien une longue élaboration a parfois été nécessaire pour arriver à la formulation d’un thème, d’un principe thématique. On voit même quelquefois que c’est l’économie du développement qui a forcé le thème à se remodeler. Ce n’est, par conséquent, qu’un mythe, cette conception de l’intuition qui, élaborée, devient une œuvre. Schönberg lui-même a pourtant donné dans ce panneau ; en tout cas, il l’a donné à croire dans ses écrits en disant que lorsqu’il invente un thème, il en sait d’avance toutes les déductions et tous les développements, que l’acte de la création se révèle donc, dès son embryon, comme un acte divin, omniscient. Il ne faut certes pas minimiser l’aspect irrationnel de l’invention ; il y a, en effet, beaucoup de courts-circuits qui nous sont inconnus lorsque nous inventons des figures, ou que nous formons des assemblages sonores susceptibles de développement. Il se produit, en effet, une certaine accoutumance à nos propres idées ; et dans ces idées, avant même que nous les ayons exploitées plus à fond, nous y avons mis notre personnalité, c’est-à-dire nos caractéristiques, c’est-à-dire aussi nos limites. Donc cette « omniscience », cette prescience, risque bien souvent de n’être que la routine de nous-mêmes qui applique à un objet revêtant un aspect inédit, un réseau plus ou moins conscient de paramètres dont nous nous sommes déjà servis, et qui sont dus à notre expérience. Bien sûr — ce que Proust dit en général de l’expérience amoureuse —, on pourrait croire que nous sommes condamnés à refaire éternellement la même expérience musicale, et que les caractéristiques de notre personnalité nous obligent chaque fois à accomplir le même parcours, bien que nous le considérions comme un parcours neuf. Cela s’applique, en effet, à la gestuelle musicale, sans laquelle nous ne distinguerions pas le profil d’un musicien. Mais la même gestuelle peut s’appliquer à des parcours bien différents ; ce n’est pas elle qui caractérise à proprement parler le parcours de l’œuvre. Ce parcours de l’œuvre, il faut le trouver dans l’objet thématique lui-même et dans les conséquences qui résultent de sa formulation.

L’enjeu thématique d’une œuvre n’est donc pas forcément le résultat d’une économie de l’invention : moment involontaire, exceptionnel, d’inspiration exceptionnelle, permettant le travail et l’élaboration qui se situeraient comme des moments plus étendus, plus dépendants de la volonté, moments infiniment moins privilégiés. Car ne faut-il pas voir dans la recherche de la thématique la même sorte de travail, en réduction, que celui qui a lieu lors du développement des idées ? En d’autres termes, le thème peut-il exister, être présent au monde du compositeur, sans les développements potentiels ? Nous voyons, dans des œuvres ou des esquisses, des thèmes abandonnés par les compositeurs alors qu’ils ne nous paraissent pas moins riches que ceux qu’ils ont exploités. N’est-ce pas, dans certains cas, à cause de leur manque de malléabilité, de leur inadéquation à l’objet à réaliser ? Il semble, en effet, qu’un thème en soi n’existe pas, qu’il n’existe qu’en fonction d’un certain développement. Qui dit développement ne dit pas forcément longueur et étalement dans le temps. Il est sûr que l’élaboration thématique est fortement liée à l’extension plus ou moins grande du développement ; mais, en attendant de m’attacher à ce lien structurel entre richesse potentielle et extension du développement, je voudrais souligner que ce don d’un thème ne coïncide pas forcément avec la forme de développement que l’on a l’intention de réaliser : inadéquation des caractéristiques et des articulations, inadéquation du potentiel, inadéquation de l’individualisation ou de la neutralité. Wagner nous fournit en cela un objet d’études unique, parce qu’il ne nous offre pas seulement un cahier d’esquisses à quoi nous référer (comme c’est le cas pour Beethoven ou pour Webern), mais qu’il nous offre une œuvre où l’exploitation de ces thèmes va nous révéler ce que sur une période de vingt années il a sélectionné parmi toutes ses trouvailles comme les objets les plus susceptibles de développement. Et parfois ce ne sont pas, au départ, les plus caractéristiques ; mais ce sont toujours les plus ductiles qui ont été retenus ; du moins, c’est ce qu’il me semble. Car là aussi, il nous faut nous méfier des réactions que nous pouvons avoir aujourd’hui et des relations de cause à effet que nous estimons pouvoir établir ; nous ne pouvons plus connaître — comme le compositeur l’a connu au moins une fois, en dépit des affirmations de Schönberg — la figure thématique seule, dégagée de tous les développements qui ont suivi. Notre vue est partiale : nous jugeons les figures thématiques non plus en elles-mêmes et pour elles-mêmes, nous ne pouvons les juger qu’avec leur « postérité » ou leur absence de postérité ; et à partir de cela, nous en faisons une estimation. Mais peut-être qu’en d’autres circonstances, le compositeur ayant besoin d’un autre type de développement, il aurait pu donner à une figure restée « célibataire » une postérité enviable. Malgré l’œuvre accomplie, notre jugement est basé sur des conjectures et des conjonctures.

Un thème est déjà un développement réduit qui contient les développements potentiels. Notre lecture du thème est influencée fortement par la relation qui existe entre les développements réels et le potentiel de développement que nous retrouvons dans le noyau thématique. Je dirai que quand nous approchons d’un thème pour en étudier les conséquences, nous y apportons ce principe d’incertitude, car notre approche ne peut pas être naïve ni objective. Nous connaissons les conséquences réelles, les seules que nous puissions connaître ; ce sont d’ailleurs les seules que nous relions directement à la figure thématique, les seules que nous puissions définir comme potentiel réalisé. Nous limitons la déduction à celle qui est devant nos yeux. En principe ! Car tout compositeur inventif, quand il regarde une œuvre, invente précisément les déductions qui n’y sont pas, et qu’il va développer pour lui-même. À partir des déductions visibles, il va imaginer les déductions possibles qui n’ont pas été exploitées, ou qui ne l’ont été qu’accessoirement, qu’embryonnairement. À partir de la vie réelle d’une œuvre, va se développer toute une vie imaginaire où le compositeur va inventer, à partir des modèles et des déductions existants, d’autres modèles, d’autres déductions. Il appliquera une analyse inventive, où il tient compte de cette absence de naïveté que nous avons ; il sait que l’objectivité ne lui sert à rien ; il va réinventer une naïveté d’un autre ordre, pour imaginer ces déductions d’un autre ordre. L’enjeu thématique d’un prédécesseur ne peut devenir son propre enjeu thématique que grâce à cette déviation. Il ne se pose pas en auditeur passant par la constatation des itinéraires du compositeur ; il va inventer ses itinéraires imaginaires en acceptant cette constatation, qu’il ne peut certes pas refuser, mais en la transgressant, en la refusant comme une expérience unique et obligatoire. Notre écoute thématique existe en fonction du développement. Quand nous écoutons un thème et un thème seulement, nous connaissons son « histoire » ; nous ne pouvons plus le connaître comme matériau « initial ». Le propre de l’inventeur est de recréer ce matériau comme matériau initial ; d’accepter son « histoire » et d’être capable d’en recréer une autre, à partir de laquelle il va lui-même progresser. C’est sans doute cela, en partie, qu’on peut appeler l’héritage, et dont l’enjeu thématique est un des enjeux principaux.

P. B.