J’aimerais placer ces leçons sur Mémoire et création sous le signe de Claudel. Du Soulier de Satin, j’extrais ces phrases que Rodrigue prononce lorsque, Vice-Roi à Panama, il songe à Prouhèze, au passé que ce nom lui rappelle.

« Qui me parlait de souvenir tout à l’heure ?
J’ai horreur du passé ! J’ai horreur du souvenir ! Cette voix que je croyais entendre tout à l’heure au fond de moi, derrière moi, elle n’est pas en arrière, c’est en avant qu’elle m’appelle ; si elle était en arrière, elle n’aurait pas une telle amertume et une telle douceur ! »

Le passé, moteur essentiel de l’action, opposé à une nostalgie passive et impuissante, n’est-ce pas, à propos de l’aventure d’un personnage de théâtre, la philosophie de Claudel lui-même à propos de la création littéraire ? De même qu’au détour d’une scène entre Alberich et Hagen, entre père et fils : — « Sei treu, Hagen, mein Sohn », « Sois fidèle, Hagen, mon fils » — Wagner semble nous proposer soudain une réflexion sur la permanence de l’œuvre d’art, de même Claudel analyse de façon frappante le rapport du passé et de l’action, de la force de l’acquis qui nous propulse vers le futur, de la relation réciproque permanente entre mémoire et création.

On pourrait dire que tout acte de création se fonde sur la mémoire, s’enracine en elle, en même temps qu’elle la reforge et la reforme au fur et à mesure de ses besoins : jeu des racines qui font éclater la pierre, l’organique détruisant le minéral.

Toutes les civilisations, ou, plus exactement, les diverses civilisations selon les étapes différentes de leur évolution, ne se sont certainement pas posé le problème de la même façon, et il serait vain de vouloir trouver une loi suffisamment générale pour pouvoir s’appliquer à tous les cas de figure. Le rôle et la fonction de la mémoire n’ont cessé de changer à l’intérieur d’une culture donnée et même sur un territoire restreint ; de même les sources, les exigences et la fonctionnabilité même de la création ont été considérées d’une façon parfois diamétralement opposée.

De plus, on est appelé rapidement à faire une distinction entre la mémoire du créateur et celle de l’auditeur, du lecteur, du spectateur : mémoire plus ou moins spécialisée, plus ou moins active suivant que l’on produit ou que l’on reçoit — ce qui nous entraîne vers le domaine de la mémoire spontanée et de la mémoire cultivée. Enfin, pour le créateur lui-même, se pose la question de la mémoire des autres et de la mémoire de soi, autrement dit : quelles sont les bases réelles et les caractéristiques irréfutables de la personnalité, du style dans les réalisations artistiques, qu’elles appartiennent d’ailleurs, à quelque branche de l’invention que ce soit — non seulement invention artistique, mais aussi bien invention scientifique ; l’héritage et le temps pèsent peut-être d’un poids encore plus lourd sur cette dernière que sur la création artistique. La logique du développement et de la transmission semblent posséder en matière scientifique un caractère beaucoup plus objectif, tandis que les choix artistiques semblent relever presque exclusivement de la subjectivité.

Il est évident que notre civilisation, à l’heure actuelle, pose de façon très contraignante ce problème des relations entre mémoire et création. Bien sûr, il y a un phénomène de mode ; et ce que l’on appelle « post-moderne » (les Italiens emploient l’expression plus pailletée de « transavantgarde ») a attiré l’attention sur la fin des avant-gardes, sur l’utilisation du connu en tant qu’objet sorti de son contexte et de sa nécessité, dans un environnement insolite, décoratif ou saugrenu, selon les cas. Mais si les solutions, ni en musique ni en architecture, n’emportent la conviction, la réalité de ce rapport difficile entre l’héritage et l’invention est soulignée avec beaucoup de précision, voire de cruauté involontaire, par ces mouvements qui ne cessent de mettre l’histoire entre parenthèses ou entre guillemets et de trafiquer des citations. Cependant, il me semble que les difficultés des rapports entre mémoire et création ont été artificiellement gonflées pour trouver quelques justifications à ce qui n’est parfois que de la fatigue d’inventer ou de la paresse d’esprit. Reformuler un rapport entre mémoire et création, entre histoire et devenir me paraît exiger des ressources à la fois plus simples et plus radicales qu’une triviale mise en présence.

P. B.