Pourquoi s’attacher à l’écriture et vouloir s’efforcer de définir le concept d’écriture ? Je répondrai d’emblée : en ce qui me concerne, si j’ai à formuler un jugement sur une partition, sur un compositeur, c’est le critère essentiel qui me détermine. Un compositeur sait ou ne sait pas écrire : cela se présente à mon esprit en termes presque aussi catégoriques. Si on me posait la question : pouvez-vous faire une telle distinction même sur les partitions les plus récentes ? Je répondrais immédiatement : oui. Même dans l’idiome le plus radical, le plus novateur, le moins familier, je puis déceler, discerner ce phénomène de l’écriture. (Naturellement, l’œil renseigne plus immédiatement que l’oreille sur certains paramètres à long terme. L’exécution, si elle est efficace, donne cependant des renseignements instantanés sur l’adéquation de l’écriture et de l’écoute). Et dans une œuvre qui ne fait pas appel aux moyens traditionnels, qui ne peut guère se transcrire que par des diagrammes approximatifs à partir de documents sonores, en bref, une œuvre à laquelle l’écriture sur papier n’a pas préexisté, pouvez-vous encore appliquer cette catégorie d’écriture ? Je réponds encore : oui ; je puis baser mon jugement sur un « document » qui ne requiert pas forcément la transcription papier. Le déroulement, la conjonction des événements et la validité du phénomène sonore, me sont garants de l’écriture. Bien sûr, les catégories ne sont pas aussi distinctes ; mais de tels critères indiquent les œuvres où l’écriture est inaboutie, ou inadéquate.

On me jugera présomptueux ; mais surtout on me demandera : comment pouvez-vous être si sûr, et à partir de quoi pouvez-vous établir qu’une œuvre est écrite ou non ? Là, ma réponse devient plus vulnérable. Pour tout argument, je puis présenter l’intuition, l’habitude, l’expérience qui court-circuitent tout développement logique. Mais si l’on essaie de définir la base de cette intuition, de trouver des critères précis et déterminés, je resterai perplexe avant de les donner, je ne sais même si je pourrai effectivement en donner une description adéquate. Je sais que je puis me fier à l’écriture, mais cela reste à la fois très aigu et excessivement vague : je m’appuierai avant tout sur le sens de la relation, de l’enchaînement, du développement. S’appliquant, d’ailleurs, à des œuvres de caractère différent, d’époque différente, le mot : écriture ne peut pas avoir exactement le même sens, s’appliquer de semblable façon. D’autre part, il couvre beaucoup de notions diverses, depuis l’écriture instrumentale jusqu’à la manipulation des éléments du langage. En outre, c’est un mot qui s’applique on ne peut plus directement à la littérature, quelle qu’elle soit, que l’on emploie à tout propos, et même dans les cas les plus insignifiants. On parle aussi bien de l’écriture picturale, de l’écriture architecturale : aucun des domaines de l’invention n’est épargné par ce mot envahissant qui, tout à la fin, ne veut rien dire et veut tout dire. On peut donc le considérer comme un mot-clef, mais aussi bien comme le cliché le plus banal : mot-clef qui serait capable d’unifier les divers moyens d’expression, aussi éloignés soient-ils les uns des autres ; cliché parce que ne pouvant s’appliquer spécifiquement à quoi que ce soit. Ce concept d’écriture, aussi précis et déterminant semble-t-il de loin, autant, lorsqu’on s’en approche, paraît-il insaisissable, difficile, voire impossible à cerner.