Difficile à saisir, multiforme, la notion d’écriture me semble, cependant, un concept fondamental qui domine absolument tous les autres.

Le mot lui-même sert à une infinité d’emplois, complémentaires ou contradictoires ; il est très répandu, abondamment employé, loin de ses origines littérales. C’est ainsi qu’on parle d’écriture cinématographique, d’écriture picturale, de bien d’autres encore, et l’on ne sait plus très bien pourquoi et à quel propos une telle définition est utilisée. C’est donc une notion suffisamment vague et générale, pour qu’on estime devoir l’appliquer à des moyens d’expression qui en paraissent les plus éloignés.

Dans le domaine de la musique, le concept se fait beaucoup plus précis quoiqu’il couvre des territoires très vastes. Dans la tradition occidentale, il peut y avoir des définitions générales, englobant un grand nombre de caractéristiques, comme il peut y avoir des définitions restrictives, s’attachant à l’aspect littéral de l’écriture. L’écriture c’est, d’une façon élémentaire, la transcription elle-même ; mais, à l’autre bout de la chaîne, ce peut être ce qui définit un style. Cela implique aussi bien l’unité isolée que les notions de relation entre ces unités, d’enchaînement, de développement. Toutefois, dans d’autres traditions, populaire, orale, peut-on encore parler d’écriture, puisque ce concept n’a présidé ni à l’élaboration ni à la transmission d’un texte qui est su, mais n’a jamais eu, littéralement, de transcription ? Et, à l’extrême opposé, quand des musiques sont, soit improvisées, soit réalisées directement au moyen d’un appareillage technologique adéquat, où l’on se passe de la transcription pour aller directement à la réalisation, comment parler d’écriture ? De telles musiques n’auraient-elles pas de valeur parce qu’elles sont élaborées sans cet état intermédiaire ou préliminaire ? Est-ce à dire, en fin de compte, que l’écriture est un concept au-delà de l’écriture, ou que l’écriture n’est pas un critère suffisamment valide pour étayer notre jugement, ou, simplement, pour localiser l’œuvre entendue ?

Lorsque rien n’est écrit à proprement parler, mais que tout est directement réalisé, pourrait-on quand même parler d’une écriture imaginaire, ou d’une écriture de l’imaginaire, une écriture non matériellement déposée ? Car dans son aspect transcription de codes, nous ne pouvons oublier que l’écriture laisse échapper un grand nombre de caractéristiques qui sont pourtant essentielles dans la perception d’une œuvre musicale — et j’entends aussi bien œuvre spontanée qu’œuvre concertée, ne voulant pas ici restreindre le mot œuvre à une création volontaire, préméditée, totalement individuelle. Si nous regardons, en effet, l’ensemble des codes, quels qu’ils soient, et dans quelque civilisation que ce soit, nous pouvons observer un certain nombre de choses ; nous les observons négativement par rapport aux cultures disparues ou à celles que nous connaissons peu ou mal, nous les observons positivement dans un environnement qui nous est familier. Les codes d’écriture nous donnent, en effet, des réseaux de valeurs quantitatives dans le domaine de la hauteur, dans le domaine de la durée, très spécifiquement, quantitatives de façon beaucoup plus vague dans des domaines comme la dynamique, la vitesse relative, l’articulation, le phrasé, etc. Il existe, de plus, des indications d’intention, qui en restent donc à la suggestion ; et puis, il y a le non-dit, purement qualitatif, qui échappe en grande partie, sinon totalement, à la notation. La manipulation de ce réseau de codes se fait bien en fonction des données qui sont fournies, et non contre elles, mais les directives en vue de cette manipulation sont interprétées individuellement, de façon réfléchie ou spontanée. Ces notions purement qualitatives se transmettent directement de maître à disciple, ou d’une façon plus ou moins diffuse ; elles sont amenées soit à se transformer peu à peu, soit à se figer dans une immobilité stérile : dans le premier cas, elles obéissent à l’injonction du présent, à l’influence de ce présent sur le passé, dans l’autre, elles perdent la nécessité qu’elles avaient à leur origine. Au fur et à mesure de l’éloignement, la signification formelle des codes demeure comprise rationnellement, pourrait-on dire — mais la manipulation qualitative s’évapore, en même temps que la notion de style devient volatile. On peut s’essayer à la reconstitution stylistique, mais beaucoup de paramètres qualitatifs ont disparu à jamais, si bien que l’on ne peut que travailler dans la conjecture d’une restitution « authentique », ou plaquer sur des données quantitatives un qualitatif qui ne lui correspond pas ; quelque chose de faux s’installe, qui peut satisfaire nos propres besoins émotionnels ou intellectuels, mais n’a vraisemblablement que peu de rapport avec le qualitatif inclus dans les œuvres à leur origine. C’est ainsi que l’histoire nous transmet une partie de l’héritage ; mais qu’une autre partie — peut-être la plus subtile, sinon la plus importante — nous échappe sans doute irrémédiablement, et que nous sommes conduits, pour nous satisfaire, à fabriquer constamment des « faux » stylistiques, aussi tentés que nous puissions être de croire que ces « faux » sont authentiques. Cela a été dit souvent, mais on peut le répéter pertinemment à propos de l’écriture et de l’interprétation qu’on en fait : tradition égale trahison. Il y aura, sans doute, toujours deux attitudes : celle qui considérera la trahison comme une action féconde, positive, qui fait que les mailles du code laissent suffisamment échapper de notions essentielles pour qu’on puisse les manipuler selon la conception du temps présent ; et, d’autre part, celle qui prétendra préserver les non-dits du code s’en référera à des modèles de plus en plus lointains et qui considérera le style comme une sorte d’embaumement pour l’éternité. Pour que l’écriture en tant que transcription laisse place à des options aussi antagonistes, il faut bien que le réseau de données qu’elle nous fournit soit suffisamment lâche, poreux, fiable jusqu’à un certain point, au-delà duquel tout peut devenir contradictoire.

L’écriture, dans ce sens, est un mode d’emploi incomplet.

Cela nous amène à une question plus générale. En quoi l’écriture elle-même, dans sa transcription, gêne-t-elle l’idée, ou, au contraire, à quel point l’idée peut-elle se sentir plus à l’aise à l’intérieur d’un cadre dont elle n’a plus à s’occuper. Combien de compositeurs n’ont-ils pas livré cette confession : mes idées sont trop complexes pour être réellement et efficacement transcrites. Donc, je dois simplifier la transcription pour être compris, et cela se fait, naturellement, aux dépens de mes idées. D’autres compositeurs tiennent le discours contraire et agissent en conséquence. Ils vont jusqu’au bout de leur utopie, et ne s’inquiètent que fort peu ou pas du tout de voir leur transcription réalisée d’une manière tout à fait exacte. En d’autres termes, transcription de l’idée et efficacité de la réalisation sont-elles compatibles ? En quoi la transcription influence-t-elle l’idée ? L’idée peut-elle transgresser la transcription ?

Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’efficacité, comme je l’ai évoqué. Certes, la question de l’efficacité est légitime, surtout si elle se rapporte à la fonction essentielle du geste musical qui peut être porté ou détruit par une inadéquation de la transcription. Mais au-delà de la meilleure solution pratique, il faut se demander si la transcription influe l’idée, et en quoi elle l’influe, avec, comme conséquence, la nécessité de trouver un mode différent de celui, de ceux, dont on a hérité.

À quoi, en effet, aspire fondamentalement le compositeur ? À écrire de l’inentendu. Il y a, évidemment, deux plans auxquels on peut envisager l’activité de son imagination. Premier plan, c’est de savoir projeter son imagination dans des objets sonores « idéaux » selon des rapports sonores « idéaux », je veux dire déliés encore de réalité, mais considérés quand même comme des entités sonores. Le deuxième plan, c’est, bien sûr, cette réalité sonore elle-même, avec le poids de ses instruments, leur timbre, leurs possibilités, généralement parlant, avec, dans un domaine plus récent, les possibilités de la technologie. Il y a donc deux sortes d’écoute préliminaire : une supputation abstraite, et une prévision concrète. Bien que la finalité soit l’objet sonore réel, c’est-à-dire la synthèse des deux écoutes, je pense que ces deux niveaux de l’écriture, non plus en tant que simple transcription, mais qu’invention, sont le plus souvent séparés parce que leur élaboration simultanée se révèle trop complexe, relevant d’un type d’imagination différent. Je veux dire par là que même si l’opération de transcription nous paraît simultanée, elle se passe, dans notre esprit, à deux niveaux qui ne relèvent pas du même type d’imaginaire.

Si je résume rapidement, la démarche du compositeur peut s’effectuer dans un sens ou dans l’autre : ou bien partir d’une donnée sonore choisie, en tirer des conséquences déterminantes pour l’écriture, c’est-à-dire abstraire et déréaliser ce matériau pour pouvoir le soumettre à l’écriture ; ou bien concevoir un réseau de relations créé par l’écriture sur un matériau déréalisé, et l’adapter à la circonstance réelle, inventer cette circonstance réelle pour la meilleure mise en valeur possible. Cela implique, dans les deux cas extrêmes, déduction et adaptation ; d’où l’importance, dans la transcription, de cet agent actif qu’est l’écriture.

Il faudrait aussi parler de la transcription nécessaire concernant l’écriture virtuelle, c’est-à-dire un type d’écriture qui établit visiblement les données, mais n’écrit pas à proprement parler les résultats, étant donné que ces résultats peuvent être différents à chaque rencontre des structures organisatrices : il n’y a pas d’objet définitivement en place, mais la possibilité d’objets se formant à tel ou tel moment, selon telle ou telle circonstance, bien que les champs aient été précisément délimités. L’écriture instrumentale elle-même, lorsqu’elle a voulu capter l’aléatoire, lorsqu’elle s’est contentée d’exprimer les données brutes d’événements sonores que l’instrumentiste déterminait, en principe, au moment même de l’exécution, a du recourir à certaines formes inusitées de la notation : réservoirs de hauteurs, de durées ou de dynamiques, où l’exécutant peut puiser à volonté ; dispositif typographique de la page qui permet de s’orienter différemment suivant que l’on choisit un itinéraire ou un autre ; absence d’éléments absolument déterminants comme la portée elle-même (notes suspendues dans le vide) ou les valeurs temporelles (remplacées par l’approximation de la distance à l’échelle du papier) ; ces artifices, et bien d’autres encore, ont été employés pour essayer d’échapper non seulement aux contraintes et aux spécificités de la notation traditionnelle, mais aussi aux réflexes qu’elle suscite chez l’interprète de par son éducation. Dans la plupart des cas, on se résout à une écriture d’action, et non plus de résultat ; ceci est tout à fait logique : si l’on désire un résultat sans cesse renouvelé à chaque lecture ou relecture, il serait absurde ou impossible de transcrire un résultat ou tous les résultats. La seule ressource adéquate consiste donc à décrire comment l’on doit agir et à partir de quels éléments : d’où cette dichotomie, dans la notation, entre les éléments mis en jeu et le mode d’emploi. Il en va de même pour certains types d’écriture non instrumentale où l’on désire le résultat sans cesse renouvelé d’une rencontre de données. D’une part on emmagasine les données sonores dont on veut se servir, avec leurs différentes caractéristiques ; de l’autre, on consigne des modes d’emploi, des méthodes d’utilisation, avec l’information nécessaire qui décrira et délimitera le champ d’action. De même que pour noter les objets sonores complexes, on ne les décrit plus dans leur détail, mais on inscrit leur mode d’engendrement, plus facile à lire, mais devant être contrôlé par l’écoute, de même pour les textures virtuelles, on ne peut transcrire les résultats, ce qui serait aller contre leur aspect constamment renouvelé, mais on transcrit le mode d’engendrement, quitte à devoir contrôler la réalité sonore pour en percevoir le contenu. L’utilisation de la notation va donc en sens contraire de celle dont nous avons l’habitude, qui se préoccupe du résultat et laisse sous-jacent le mode d’emploi supposé acquis par l’expérience. Au contraire, dans une notation de méthode, d’action, on ne peut être sûr de la réalité sonore engendrée que si l’on a entendu le résultat.

P. B.