En quoi l’écriture est-elle reliée à l’idée ? En quoi l’idée peut-elle forger, ou transformer, l’écriture, non seulement dans son mode de transcription, mais bien dans ses priorités et ses hiérarchies ? En quoi, et comment, écriture et forme, et structures formelles sont-elles liées dans l’invention ? Comment, en fin de compte, reconnaissons-nous, à travers l’écriture, le profil individuel d’un compositeur ; et question subsidiaire, à partir de quelle étape, quelle habitude, voire quelle dégradation, peut-on reconnaître trop aisément les tics, les maniérismes d’un compositeur ? Qu’est-ce qui nous fait, à travers certaines particularités, mais au-delà de certains traits communs à une époque, aussi individualiste soit-elle, reconnaître un langage particulier ? Et aussi bien quels sont encore à notre époque les traits communs, et peuvent-ils vraiment exister, à un état latent, non codifié, ou sous une forme de code dilué, adaptable ? Toutes ces questions se posent aujourd’hui, et peut-être n’obtiennent-elles pas de réponse absolument satisfaisante. Peut-être n’est-il besoin de leur donner des réponses circonstancielles. Il est néanmoins, me semble-t-il, intéressant de les poser, car elles touchent probablement à ce qui est le plus infranchissable dans une personnalité.

Rappelons tout d’abord que l’écriture ne naît pas spontanément, mais qu’elle est le fruit à la fois d’un entraînement et d’une réflexion. Nous connaissons les œuvres du passé, fut-ce d’abord plus intuitivement que de façon raisonnée. Cependant cette écoute, spontanée au départ, nous aiguille vers une certaine façon d’entendre bien sûr, mais aussi une manière de saisir le monde sonore sous une forme assez précise de cohérence. Depuis les comptines de l’enfance jusqu’aux premiers contacts avec le monde élaboré de notre tradition musicale, tout nous installe dans un univers dont la logique nous envahit, nous imbibe. Découvrir, si l’on s’y consacre par l’étude, les mécanismes de la cohérence, ne fait que confirmer notre intuition. Nous avions saisi un ensemble de codes et de lois agissant dans tous les domaines — celui de la hauteur et de la durée, en particulier — nous arrivions ensuite, par l’étude, à en comprendre les mécanismes au point de pouvoir les imiter, les reproduire. Cette période de l’apprentissage mimétique nous lie à un héritage particulier en même temps qu’elle nous en délivre. Car nous constatons, au même moment, que le langage musical n’est pas un ensemble figé de codes, de lois, de contraintes et de grilles, mais que cet ensemble a évolué selon un processus assez complexe à la fois déterministe et imprévisible. Certainement il existe une sorte de flux très général, mais on note aussi bien des divergences, des ruptures, des incertitudes. Après l’entraînement imitatif, vient, si on en a l’exigence, la réflexion sur la nécessité ou la gratuité de l’évolution du langage. Le plus frappant, peut-être, est de constater que l’enrichissement d’une catégorie se fait presque toujours au détriment d’une autre ; qu’une complexité croissante aboutit souvent à une réduction drastique grâce à laquelle on commence un autre processus de complexité, de densification. Ainsi en est-il advenu de la balance entre complexité rythmique et richesse harmonique, entre densité du contrepoint et richesse mélodique. Les exemples ne manquent pas de ces restes de mutation à travers lesquelles le langage poursuit son évolution.

Une idée musicale — quelle qu’elle soit — ne naît pas hors d’un contexte. Elle procède, même dans sa forme la plus élémentaire, d’une forme de vocabulaire. Or, actuellement, ce vocabulaire n’existe, pour ainsi dire, pas. Il existe des intervalles, un univers d’intervalles qu’aucune règle préétablie ne saurait orienter. Ou si cet univers d’intervalles est orienté, il le doit à notre mémoire : mémoire d’autres modèles, ou mémoire de ses propres modèles. Si je dis qu’un univers d’intervalles n’est pas orienté au moment où nous allons les utiliser, cela n’est vrai qu’en partie ; car, en nous, fonctionne tout un système de références qui nous permet de nous orienter, même si nous n’y faisons pas consciemment appel. Il est certain, pour ne parler que des hauteurs, que plus nous nous éloignons des univers courants pour aller par exemple du demi-ton (celui qui nous est le plus familier) à des objets complexes synthétisés (celui qui est le plus inventé, donc le moins appris, le moins su), plus nous aurons de la difficulté à inventer spontanément ; les repères faisant de plus en plus défaut, l’idée reste vague, à l’état d’utopie, ne sachant trop comment manipuler les outils capables de la réaliser. L’idée dépend, par conséquent, de l’intuition dont nous sommes capables à partir du matériau. Plus le matériau sera connu — et j’entends bien le matériau brut —, plus rapidement se trouvera l’idée, c’est-à-dire la mise en relation, aussi primitive soit-elle, des éléments que nous fournit l’expérience de ce matériau. Il faut tout de suite ajouter qu’en prise sur un matériau connu et assimilé, l’idée dépend encore — même au départ — des fonctions qu’on pense lui attribuer et des prolongements qu’on désire lui donner.

Mais auparavant faudrait-il s’interroger sur ce que peut-être l’idée musicale, comment procède l’invention. A-t-elle besoin immédiatement d’avoir une sorte de vocabulaire à sa disposition pour pouvoir naître, ou bien ce vocabulaire peut-il surgir d’abord sans l’appui d’une véritable grammaire ? J’aimerais faire une distinction entre idée virtuelle et idée réelle, c’est-à-dire projection d’une idée générale qui trouvera les outils pour se réaliser, ou idée précise, limitée, qui va proliférer pour s’élargir à un concept général. Je dirais immédiatement que ces deux cas limites me semblent aussi valides l’un que l’autre, et que l’idée peut accomplir le trajet dans un sens ou dans l’autre : du particulier au global, du total à la cellule. L’idée globale, virtuelle n’a pas forcément besoin d’un vocabulaire précis, déterminant : ce peut être l’idée d’une trajectoire, l’évolution d’une enveloppe, la suite de transitions nécessaires pour passer d’un état de la matière musicale à un autre. Dans ce cas, il est possible que le vocabulaire soit la chose que l’on trouve en dernier dans le détail de son fonctionnement, car pour transcrire dans la réalité une idée de trajectoire d’un état à un autre on a besoin d’un outil très spécifique. Mais le cas contraire est aussi évident : si une idée musicale s’est révélée comme riche de potentialités, le travail va s’effectuer en sens inverse ; en développant les différents germes du potentiel, il va falloir trouver un profil global pour les mettre en ordre, la forme va se trouver comme une résultante d’un travail d’expansion et de prolifération. Dans ce dernier cas, il faut évidemment placer l’idée musicale dans le cadre d’un vocabulaire suffisamment explicite ; sans cela, le développement des potentiels courra le risque d’être chaotique et incohérent.

Plus on s’éloigne d’objets classifiables, « déréalisables » comme je les ai appelés, moins on peut appliquer ces catégories d’écriture qui nous sont un héritage du passé, étant donné la définition des objets musicaux à laquelle s’est appliquée notre tradition occidentale. Même poussées à leur extension maximum, ces notions finissent par n’avoir plus de relation avec ce qu’elles prétendent maîtriser. Il est certain qu’un type différent d’écriture doit se développer pour pouvoir faire face à notre exigence de mise en place, sans même parler de logique. Mais relier entre eux des objets inclassables, embarrassants par leur individualisme comme par leur hétérogénéité, demande autre chose que de s’en débarrasser aisément en prétendant que la hauteur n’étant plus le critère majeur au sens où elle était entendu auparavant, il s’agirait, il suffirait même, de mettre l’accent sur d’autres types de liaison, en particulier structures temporelles, structures formelles de type extérieur comme mise en place, répétition. C’est chasser le problème, et non pas le résoudre. Peut-être faut-il alors s’attaquer à l’écriture des objets eux-mêmes et essayer de trouver les solutions qui garantissent à la fois la nature des objets et le réseau auquel ils appartiennent. Lorsque je parle d’établir, pour des hauteurs données, un réseau de coordonnées, le problème acoustique proprement dit est exclu de la recherche d’une organisation cohérente, car on agit sur des objets idéaux, sortes d’épure de la réalité comme en géométrie on parle d’un point, d’une ligne, d’un plan sans référence concrète. Ces objets n’ont d’autre caractéristique que leur dénomination, et ils sont susceptibles de s’incorporer dans des phénomènes acoustiques très différents les uns des autres. Lorsqu’on a affaire à des objets non aisément réductibles, ou qu’on invente, par synthèse, des objets complexes dont la structure refuse de se laisser enserrer dans un idéogramme simple, dont l’individualité est telle qu’elle admet difficilement la classification, le rangement, avec lesquels des mots comme hiérarchie, transition perdent leur sens, faut-il, est-il même possible d’établir ce réseau de coordonnées ? L’écriture n’en prend-elle pas une signification totalement différente ? Dans l’établissement de rapports, sinon de hiérarchie proprement dite, car aussi individuels soient ces objets, ne serait-ce que posés côte à côte, ils entretiennent des relations ou indiquent des ruptures par rapport à telle ou telle caractéristique — il faut introduire l’écriture acoustique, si je puis dire, totalement absente dans le cas des objets musicaux « idéaux », déréalisés. Tout ce dont on tient compte après, dans ce dernier cas, profil, dynamique, composantes, doit être alors inclus dès le départ. Les réseaux s’appliquent à un niveau de l’écriture plus organisé et ne laissent de liberté dans les rapports entre les objets que dans la mesure où pourra s’établir un minimum de correspondances entre les complexes. Cela reste difficile à évaluer, étant donné, parfois, la difficulté voire l’impossibilité d’établir des relations vraiment audibles et convaincantes. Il ne faut cependant pas oublier que de pareils phénomènes, plus ou moins inclassables, et par conséquent, inutilisables en tant qu’éléments d’une hiérarchie établie, peuvent fort bien servir, dans une autre perspective, comme moments d’articulation, points de rupture, et autres données exceptionnelles. À ce moment-là, ils dépendent uniquement de leur fonction propre, s’intègrent sur un autre plan à une écriture de type différent, peuvent jouer avec elle un rôle de ponctuation, d’explication. Ils s’intègrent de telle sorte qu’ils peuvent garder sans dommage leur particularité, que cette particularité justifiera même leur présence dans une écriture qui leur est, par ailleurs, étrangère. Ainsi deux types d’écriture peuvent se renvoyer l’un à l’autre, se conforter l’un l’autre, tout en étant d’une nature foncièrement opposée, l’un basé sur la hiérarchie et la transition, l’autre sur l’individualité et l’exception.

L’intuition de l’œuvre peut naître, je l’ai souvent dit, de points de vue extrêmes. Elle peut naître d’une intuition ordonnée, comme elle peut naître du chaos. L’écriture peut, dès le départ, en être une composante fondamentale ; comme elle peut être le fruit d’une difficile recherche pour que l’idée en soit armée d’une façon convaincante. La mémoire du compositeur est une sorte de réservoir ; au début de son existence, il est surtout le dépositaire de l’écriture des autres ; plus il avance dans sa trajectoire, plus il devient le dépositaire de lui-même, et, en dépit de ses protestations ou de ses efforts de renouvellement, il est confronté à son propre patrimoine génétique, patrimoine dont il est responsable puisque c’est lui qui l’a créé au fur et à mesure. Par un mécanisme qui n’est paradoxal qu’en apparence, plus le compositeur aura l’impression d’être spontané, plus il courra le danger, au contraire, de puiser — même inconsciemment — dans son patrimoine. Les capacités d’écriture, qu’il a acquises au fur et à mesure de ses expériences précédentes, lui permettent de cerner une idée « spontanée » avec plus de facilité qu’une idée insolite, dont il prendra réellement conscience que lorsque l’écriture l’aura extraite de sa gangue.

Mais au lieu de se développer à partir d’une idée concrète ou rapidement concrétisée, voire, naturellement, d’un ensemble d’idées qu’il faudra amalgamer en un tout cohérent, l’œuvre peut se concevoir dès le départ, comme une architecture, comme une grande structure, dont on aperçoit la trajectoire, l’évolution, dont on imagine les phases, et même certaines caractéristiques plus précises, mais dont les composantes réelles ne sont pas du tout, ou pratiquement pas imaginées. C’est pour justifier cette structure que les idées musicales vont devoir surgir ; ou quelquefois des idées musicales qui étaient restées inexplorées, inexploitées, latentes dans une sorte de catalogue imaginaire, vont soudain trouver là un cadre approprié à leur développement. Ces rencontres sont, la plupart du temps, imprévisibles ; elles obéissent à un cheminement souterrain dont on est soi-même fort peu conscient ; elles apparaissent ou disparaissent avant de trouver un aboutissement dans la réalité. Mais on peut constater que si l’écriture suscite inévitablement la forme, la forme peut également susciter l’écriture elle-même quand elle en a besoin. Si l’on parle de forme, on peut s’imaginer que les idées surgissent dans un certain ordre, ordre d’importance, hiérarchique, temporel, ordre imposé par la déduction. Il faut reconnaître qu’au contraire, les idées peuvent apparaître dans la plus grande confusion, qu’elles sont transcrites dans une apparence parfois assez simple, très éloignée de ce que sera leur apparence finale. Ces transformations de l’idée que l’on observe — en regardant, par exemple, les cahiers d’esquisses — entre la première transcription et la transcription finale proviennent du fait que l’idée brute a généralement été trouvée sans contexte : sans insertion dans un contexte, mais aussi sans conséquence pour le contexte. D’où, parfois, cette inadaptation à laquelle il va falloir remédier. L’écriture est encore rudimentaire, faite pour cerner une première approche ; plus l’œuvre devra s’approprier l’idée, en percevoir les conséquences, plus l’écriture doit se faire aiguë, riche de possibilités de développement. L’intuition du compositeur doit aller de l’avant et se projeter dans l’inconnu grâce à la prolifération par l’écriture.

Quelles que soient les trajectoires et les sources d’invention, c’est toujours l’écriture que nous trouvons comme ferment de l’invention.

P. B.