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Toute langue a besoin de mythes, de métaphores et d'images

Entretien avec Alberto Manguel

Alberto Manguel est professeur invité sur la chaire annuelle L'invention de l'Europe par les langues et les cultures du Collège de France, 2021-2022.

Citoyen canadien, né à Buenos Aires en 1948, Alberto Manguel est traducteur, éditeur, critique littéraire, essayiste et romancier. Son œuvre est internationalement reconnue. Pour l’année 2021-2022, il est invité sur la chaire annuelle L’invention de l’Europe par les langues et les cultures, chaire créée en partenariat avec le ministère de la Culture (Délégation générale à la langue française et aux langues de France).

La chaire que vous allez occuper au Collège de France, en 2021-2022, a pour intitulé « L’invention de l’Europe par les langues et les cultures ». Le pluriel, qui va de soi à propos des langues, est-il important à propos des cultures ?

Alberto Manguel : Le mythe de Babel est essentiel pour comprendre notre position dans le monde occidental vis-à-vis du langage. Le fait que nous parlions des langues différentes dans chaque région du monde peut laisser croire qu’à l’origine il y avait une langue unique. Umberto Eco a étudié cela de très près. Au-delà des entreprises courageuses pour trouver la langue primordiale, ce qui m’intéresse, c’est le fait même d’imaginer une langue primordiale. Comme si les êtres humains voulaient à tout prix avoir un ancêtre commun, que ce soit Adam ou Lucy, et avec cet ancêtre une langue permettant de nommer les choses de façon exacte. Cela révèle que la langue est finalement un instrument très faible pour qui veut être compris de manière certaine. C’est la raison pour laquelle elle a besoin d’appuis linguistiques et d’invention littéraire, comme la métaphore ou l’image, pour être plus efficace dans la communication.

Tour de Babel
Destruction de la tour de Babel, Cornelis Anthonisz, 1547, Rijksmuseum.

L’invention de l’Europe a sans cesse été hantée par le souvenir de l’épisode biblique de la confusio linguarum après celui de Babel. Umberto Eco a montré à quel point les diverses tentatives de retour à la langue adamique ont pu être lourdes d’équivoques. À l’âge de la technique, l’Europe ne risque-t-elle pas de perdre son âme en rêvant de reconstruire une langue parfaite ?

Umberto Eco a parfaitement montré que l’instrument qui nous a servi le plus, depuis nos origines, était la traduction. Mais quand il dit que la traduction est la langue de l’Europe, il n’est pas assez exact. La traduction est un instrument pour essayer de lire en profondeur les communications verbales. Si je vous parle en français et que vous comprenez ce que je dis en français, vous comprenez ce que je dis à un niveau très superficiel. Une convention linguistique vous laisse croire que vous savez ce que je veux dire ; et moi, je crois que je communique ce que je crois comprendre. Tandis qu’une traduction, nécessairement, doit aller plus loin. Elle ne peut plus s’appuyer sur la simple communication des sons et des mots dans une grammaire précise. Elle doit aller chercher le sens auquel nous évitons souvent de réfléchir, car nos conversations dureraient une éternité. Et, à partir de ce sens, reconstruire un texte avec des éléments et un vocabulaire différents. Une fois dit cela, la réalité, c’est que dans toute communauté, nous avons développé une langue pour communiquer ce qui fait l’essence de cette communauté : ses règles, ses interdits, ses conventions. Nous n’avons pas besoin de faire une histoire de la linguistique pour voir que certaines langues se sont développées à partir des langues germaniques, d’autres à partir du latin ou du grec, etc. Ce qui est important, je crois, c’est que cette pluralité des langues permet, comme le veut peut-être le mythe de Babel dans son sens le plus positif, d’aller dans plusieurs sens à la fois dans une même expression. Si je dis en français « je mange du pain », en espagnol « como pan » et en anglais « I eat bread », le fait d’utiliser des vocables différents, dans un contexte grammatical différent, avec des règles différentes, éclate le sens de ce que je veux dire et permet d’approfondir le sens de cette communication. Tout Européen ne parle pas plusieurs langues. Cependant quand nous communiquons dans un monde multilingue, nous avons peut-être une chance supplémentaire d’atteindre cet espoir de communication.

Paul Ricœur refusait d’envisager la variété et même la confusion des langues comme une malédiction, ainsi que le veut l’interprétation classique de l’histoire de la tour de Babel. Vous retrouvez-vous avec lui pour y voir le destin heureux d’une humanité appelée à la traduction ?

Cela arrive souvent au pauvre Dieu. Il veut nous envoyer une malédiction et nous la recevons comme une bénédiction. Le mythe de Babel est à l’origine du multiculturalisme. La société canadienne, par exemple, est basée sur le mythe de Babel. En Europe, Paul Ricœur a raison de rappeler que la tradition de la traduction remonte à très loin. Il nous fait comprendre non seulement les avantages d’avoir cet instrument qui nous permet de passer plus ou moins exactement d’une langue à une autre, mais en même temps de prendre conscience de la langue natale, la langue maternelle ou paternelle. Sénèque raconte l’histoire d’un fermier espagnol qui, amené devant un tribunal romain, ne voulait pas s’exprimer en latin, parce qu’il voulait se faire comprendre dans la langue qui le définissait. Il jugeait qu’il ne pouvait pas s’exprimer exactement dans une langue qui n’était pas celle avec laquelle il avait grandi. La traduction nous rappelle l’évidence de l’identité de soi avec la langue que nous parlons. Ricœur tenait à cette idée : nous sommes la langue que nous parlons.

Votre cycle de cours au Collège de France s’intitule « Europa : le mythe comme métaphore ». En évoquant la fille de Téléphassa et d'Agénor aimée de Zeus, était-il important pour vous de saluer une tradition remontant à la Grèce ancienne ?

Ce n’est pas intentionnel. Mais on ne peut pas éviter de passer par la Grèce si on réfléchit à n’importe quoi dans le monde occidental. Europa est une princesse phénicienne qui est kidnappée et amenée à Chypre. La géographie présente dans l’imaginaire grec n’est cependant pas celle de nos contemporains. Que voulait dire ce transport de la Phénicie vers Chypre pour fonder un continent nouveau ? La Phénicie, à l’époque, était comprise comme appartenant en partie à l’Afrique et en partie à l’Asie. Il faut se rappeler que, pour les Grecs, la source de la culture était en Égypte et que l’Asie était l’image de l’opulence de la civilisation. Donc, ça voulait dire que cette princesse arrivée dans la petite île de Chypre, pour fonder un continent dans le nord barbare, est en fait fondatrice de la civilisation grecque européenne. Les historiens ont débattu ce point : pour Hérodote, ce n’était pas le cas. Pour les poètes latins Ovide et Horace, à partir de l’enlèvement et du viol d’Europa par Zeus, la fille d’Agénor a donné naissance à Minos, Rhadamanthe et Sarpédon, trois fils qui ont été des fondateurs. Trois groupes d’hommes partent de ce mythe. D’abord les frères d’Europa, qui sont partis à sa recherche à la demande d’Agénor. L’un de ces frères, Cadmus, est le fondateur légendaire de la cité de Thèbes et celui qui a apporté l’alphabet en Grèce, car il était phénicien. Le frère d’Europa est ainsi à l’origine de la culture. De leur côté, les fils d’Europa ont été en partie asiatiques et en partie européens. Pour le Socrate de Platon, ils sont devenus les juges de l’au-delà, dans le royaume des morts. Rhadamanthe, qui est asiatique va juger les âmes qui viennent d’Asie ; Sarpédon, qui est européen, juge les âmes venues d’Europe ; et Minos, qui est asiatique, tranche entre les deux groupes. Ce qui est important dans cette partie du mythe, c’est l’idée que les fautes et les vertus des uns et des autres sont culturelles ! Il y a une séparation entre les âmes des morts qui viennent d’Europe et celles qui viennent d’Asie. En ce sens, le mythe d’Europa peut être lu et interprété comme un mythe qui définit les cultures du monde. C’est ce que fait Horace, dans l’une de ses Odes, lorsqu’il met en scène Vénus au moment de l’enlèvement d’Europa et lui fait dire : « Arrête de pleurer, tu vas être la mère de fondateurs d’Empire ».

Femme avec un taureau
Europa et le taureau, 480 avant J.-C., Musée archéologique national de Tarquinia.

Irez-vous jusqu’à inviter vos auditeurs à s’helléniser, avec l’intuition que l'avenir de l'Europe, c'est toujours la Grèce, et qu’une nouvelle renaissance peut venir de ce pays qui avait déjà donné son essor à la première ?

La question est plus complexe. S’il suffisait de retourner à la culture grecque pour trouver une identité européenne, les choses seraient très simples. Mais plusieurs problèmes s’attachent à cette question. Il n’y a pas une seule Grèce. La Grèce d’Homère n’est pas celle d’Athènes, qui n’est pas celle d’Alexandre. Il faut parler du point de vue d’une Grèce temporelle spécifique. Ensuite, il y a la grande révolution qui s'est faite à Rome, qui ne pouvait pas célébrer la Grèce comme la patrie des vainqueurs de Troie. Elle devient au contraire une figure de l’ennemi. Car c’est en fuyant les ruines de Troie qu’Énée est venu fonder Rome. Donc si Rome doit trouver ses sources divines, il faut qu’elle le fasse en niant le pouvoir de la Grèce, ou plutôt en le récupérant. Et c’est alors un moment primordial de traduction. La traduction de la culture grecque pour ce qui est de l’imaginaire romain est un chapitre fondamental pour comprendre l’évolution de la culture occidentale. L’invocation de la source grecque est par conséquent très complexe. Il ne faut pas simplifier les choses. Elles sont beaucoup plus intéressantes dans leurs répercussions kaléidoscopiques.

Parmi les leçons les plus importantes que nous ont laissées les Grecs, n’est-il pas important de se souvenir que la culture est d’abord une éducation ?

Là encore, je serai plus précis. Socrate s’oppose aux sophistes. Les sophistes sont des enseignants, des professeurs de philosophie dans le sens que les Grecs ont donné à cette discipline à Athènes. La philosophie permettait d’abord d’apprendre à faire de la politique. On ne pouvait pas mener une carrière politique sans avoir appris la rhétorique qui était enseignée par des professeurs de philosophie comme les sophistes. Ce à quoi Socrate s’oppose n’est pas le fait d’enseigner l’art du discours pour faire de la politique, mais de recevoir une rétribution financière. Le but de l’éducation était d’abord de devenir un politicien efficace. L’histoire, la littérature et les sciences venaient en second lieu. Dans ce dernier contexte, les professeurs étaient des maîtres à penser, au sens le plus fort de l’expression. Ils vous apprenaient à penser. Dans ce sens-là, oui, la culture s’impose comme le fruit d’une éducation.

Dans quelle mesure les mythes, autant que les fables, sont-ils des « lieux de mémoire » que doivent apprendre à visiter et à revisiter les Européens ?

Je vous réponds en revenant au début de notre discussion à propos de la traduction. Un mythe, comme une fable, est la traduction d’une histoire ou d’un récit au champ épistémologique, c’est-à-dire dans le champ de l’interprétation. Une histoire devient un mythe si celui qui la reçoit ou l’écoute a besoin qu’elle se transforme en mythe. Tous les récits ne sont certes pas destinés à devenir un mythe ou une fable, mais presque tous : des récits d’événements historiques, des interprétations religieuses de certains événements ou, plus simplement, l’imagination d’un conte conçu pour amuser ou distraire au coin du feu. Il devient un mythe quand le groupe ou la société qui le reçoivent ont besoin d’un emblème d’identité. Dans une nouvelle de son recueil Le Rapport de Brodie, un de ses derniers livres, Borges imagine l’histoire d’un missionnaire écossais qui découvre une tribu de troglodytes très primitifs qu’il appelle les Yahoo. Une des coutumes de cette tribu est celle des poètes : de temps en temps un des membres de la tribu lance quatre ou cinq mots tout haut. Si la vie continue, rien ne se passe. Mais parfois, ces quatre ou cinq mots touchent les gens, qui s’inclinent devant le poète qui devient alors un dieu que personne n’a le droit de tuer. Voilà un parfait exemple d’une histoire qui se transforme en mythe. Des histoires se racontent tous les jours depuis la nuit des temps. Quelquefois, l’une de ces histoires nous illumine. Dans notre imagination, quelque chose transforme cette histoire apparemment banale en une histoire mythique. Et une fois que l’histoire devient mythe, elle acquiert ce que Aby Warburg a nommé la Nachtleben, la survivance. Elle persiste dans ses changements. Ce n’est pas par hasard qu’Ovide, dans ses Métamorphoses, a intégré le mythe de la princesse Europa enlevée par Zeus.

Les peuples d’Europe possèdent donc la fois des langues et des cultures. Comment peuvent-elles composer une commune identité intuitive ?

Au niveau le plus simple, ce que j’ai voulu rappeler, à travers cette expression de « commune identité intuitive », c’est qu’une identité, telle que l’a montré Pierre Bourdieu, est reçue et créée en même temps. Dans Alice au pays des merveilles, un livre dont je vais parler dans mon cours, Alice a un moment de panique, elle ne sait plus qui elle est. Pour répondre à la question « Qui suis-je ? », elle a une idée formidable. Elle s’attend qu’on l’appelle en se préparant à demander « Qui appelez-vous ? » Alice se dit alors, si j’aime celle qu’on appelle je répondrai ; sinon, j’attendrai. Cette identité qui nous vient du dehors et qu’on doit ou non accepter, me permet, dans le cas d’une complexité extrême de l’identité de l’Europe contemporaine, de savoir si l’Europe que tel ou tel définit aujourd’hui est l’Europe que je reconnais.

Propos recueillis par Sébastien Lapaque