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Résumé

Le même mot latin, ratio, est à la racine de deux traditions intellectuelles à la fois très différentes et liées entre elles. Pour les moralistes, la raison a toujours été opposée aux passions et, chez les modernes, aux intérêts. Pour les économistes modernes, au contraire, le choix rationnel va souvent de pair avec l’intérêt, au point que la poursuite rationnelle de l’intérêt est devenue une hypothèse de base. L’opposé du rationnel est, bien entendu l’irrationnel, qui comprend non seulement les passions mais aussi divers biais cognitifs.

La raison est une idée normative, qui est censée guider le comportement des agents dans l’espace public. La Bruyère note que « Ne songer qu’à soi et aux autres, source d’erreur en politique ». Pour corriger l’erreur, il faut considérer et les autres et l’avenir, dans une perspective impartiale qui donne le même poids à chaque personne et à chaque moment. En plus, il faut agir sur des croyances bien fondées, ce qui requiert un investissement optimal dans la collecte d’informations. On peut dire que l’inculcation de la raison est la tâche principale du précepteur du prince.

La rationalité est une idée explicative, qui est censée pouvoir rendre compte de l’action en la ramenant aux raisons de l’agent, c’est-à-dire à ses motivations et à ses croyances, supposées bien fondées. Bien que l’hypothèse de l’action rationnelle se soit révélée fragile en tant que système explicatif, elle garde une importance normative dans le sens de produire des impératifs hypothétiques : si tu veux ceci, fais cela. Dans ce sens, la poursuite de la rationalité est la tâche du conseiller du prince. Il lui dit comment agir pour réaliser le plus efficacement ses fins, quelles qu’elles soient. Il ne lui incombe pas d’imposer les demandes de la raison.

L’empire de la raison serait faible si elle n’était pas soutenue par la rationalité et l’amour-propre. En toute société, il existe une hiérarchie normative des motivations, selon laquelle on est blâmé de faire une certaine action par telle motivation, et loué d’avoir fait la même action par telle autre. Le plus souvent les mobiles désintéressés priment sur les mobiles intéressés. Un acteur rationnel qui n’est mû que par son intérêt aura donc intérêt à le cacher, afin de ne pas s’attirer des blâmes. Mais le besoin de l’estime des autres est sans doute moins important que le besoin d’estime de soi, ou l’amour-propre. Pour citer Jean Domat, « toute la déférence qu’a le cœur pour l’esprit est que, s’il n’agit pas par raison, il faut au moins croire qu’il agit par raison. »