Salle 5, Site Marcelin Berthelot
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Si l’on jette un regard sur la constitution et la jurisprudence constitutionnelle des États-Unis, on constate une absence quasi totale de protection des droits économiques et sociaux. Au-delà du domaine constitutionnel, le sort des droits économiques et sociaux en Amérique est toutefois beaucoup plus complexe, et même parfois contradictoire. Au niveau infra-constitutionnel, ces droits ont connu des vicissitudes : ils ont atteint leur apogée entre la fin du mandat du président Franklin Roosevelt – peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale – et le début du mandat du président Reagan en 1981. En dépit de leurs fluctuations et tandis qu’un grand nombre d’Américains y tiennent fermement, les droits économiques et sociaux sont généralement mal vus aux États-Unis, si bien que même leurs défenseurs les plus acharnés les conçoivent souvent comme un moindre mal.

Paradoxalement, la lutte autour des droits économiques et sociaux, qui dure depuis plus d’un siècle aux États-Unis, implique des acteurs qui, pour la plupart, partagent une assez nette aversion ou une réticence envers ces droits. Comment expliquer ce paradoxe ? Est-il dû à l’identité nationale américaine ? À l’idéologie individualiste et capitaliste qui prédomine dans le pays ? Aux enjeux de la politique nationale ?

Une analyse de l’histoire, de la jurisprudence et de la politique des droits économiques et sociaux révèle que le paradoxe américain est dû à une combinaison de facteurs qui découlent de l’identité, de l’idéologie et de la politique du pays. L’identité américaine est fondée sur une vision lockéenne selon laquelle chaque individu a (ou devrait avoir) l’opportunité de contrôler son propre destin et de garantir son bien-être. Cette identité s’accorde parfaitement avec une idéologie capitaliste ultralibérale et avec une politique de laisser-faire à double dimension : protection du libre marché économique et abstention d’une réglementation fédérale en matière économique et sociale, en faveur des États fédérés. Dans ce contexte, les réticences à l’égard des droits économiques et sociaux ont trouvé leurs meilleures justifications dans la lutte contre des menaces externes ou des abus internes. Ainsi, le New Deal de Roosevelt – dont la justification est contestée aujourd’hui par de nombreux révisionnistes – aurait été une réponse pertinente à la crainte que le communisme, promu par la propagande soviétique, ne présente des atouts face aux revers persistants subis à la suite de la grande dépression économique américaine de 1929. De même, la nouvelle loi concernant l’assurance médicale universelle de 2010, l’Affordable Healthcare Act, aurait surtout été justifiée par les abus systématiques des grandes sociétés d’assurance, qui ont porté des atteintes graves au fonctionnement normal du marché des services médicaux privés.

Vis-à-vis de ces justifications (dangers externes et abus internes), les défenseurs américains des droits économiques et sociaux se trouvent généralement sur la défensive. Au mieux, le besoin pour ces droits ne serait que temporaire. Au pire, le marché économique libre serait à terme une meilleure façon de répondre aux dangers externes et aux abus internes, bien meilleure que toute intervention positive de l’État dans l’économie et dans la politique sociale qui en découle. Cependant, malgré ces justifications précaires, l’État-Providence a joué un rôle important aux États-Unis pendant une grande partie du XXe siècle, quoique de façon moins extensive et moins fermement ancrée qu’en Europe continentale. L’aversion américaine a donc certainement affaibli la percée de l’État-Providence aux États-Unis. Et, dans le même temps, elle l’a dissimulée, par une rhétorique fort peu favorable à son égard.

Cette aversion américaine trouve avant tout ses fondements dans la constitution. Ceci n’a rien d’étonnant, dans la mesure où une constitution du XVIIIe siècle n’est pas censée inclure des droits que l’on nomme de nos jours de « deuxième génération », qui n’ont été consacrés par beaucoup de constitutions que dans la seconde moitié du XXe siècle. En revanche, il est plus surprenant que la jurisprudence de la Cour suprême américaine – après avoir prôné la constitutionnalisation de l’économie de marché ultralibérale au début du XXe siècle, pour revenir sur cette position trente ans plus tard – ait pu non seulement empêcher toute constitutionnalisation des droits de la deuxième génération, mais aussi qu’elle ait pu invoquer les droits de première génération protégés par la charte de droits américaine (Bill of Rights) pour déclarer inconstitutionnels certains droits économiques et sociaux infra-constitutionnels.