Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Résumé

La conversation des Guermantes foisonne de liens de parenté tant et si bien que le narrateur est vite égaré, comme dans un livre ou un territoire inconnu, parmi tous ces noms de famille qui sont aussi des noms de lieu. Puis soudain, des rapprochements inattendus se font jour, comme dans une forêt où deux côtés se découvrent soudain depuis une même perspective : « Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : "Mais c’est un cousin d’Oriane !" avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : "Belvédère Casimir-Perier" et "Croix du Grand-Veneur", et comprend par là qu’il est dans le bon chemin. » (II, 823).

La « plaque indicatrice » ou le « poteau indicateur » comme signe de reconnaissance ou comme « mémoratif » revient ailleurs sous la plume de Proust, et cette fois le contexte est bien celui de la forêt littéraire. C’est dans un fragment du Cahier 4, « comme d’aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés » (CSB, 311 [1]). L’image apparaît de nouveau – ou plutôt déjà, car le Cahier 4 est ancien – dans une comparaison. Or la situation comparée n’est plus une conversation mondaine, mais bien la mémoire et la reconnaissance de la littérature : « Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous, comme l’aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation. » Le nouvel écrivain qui voudrait faire une œuvre se retrouve seul face à la littérature, et l’histoire ne lui sert à rien car il ne peut s’appuyer sur aucun acquis. Suivant la vision non dialectique et non progressiste que Proust se fait de l’histoire, tout est à refaire par l’aspirant écrivain, à réinventer, à parcourir à nouveau comme si de rien n’était. Évoquant dans un cours précédent l’image de la « boussole intérieure », que le narrateur appliquait alors non pas à la littérature, mais à l’amour, nous n’exagérions donc pas son importance, puisqu’elle revient ici sous la forme de l’« aiguille aimantée ». Et cette fois-ci Proust lui-même associe l’aiguille aimantée et le pigeon voyageur, non plus pour parler de l’amour, mais bien du « sens de notre orientation » dans la littérature.

L’idée qu’il existe un « sens de notre orientation » dans la littérature est donc bien une idée de Proust : « Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l’avant et suivons notre voie, par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l’œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissions pas de Joubert ou d’Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d’aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire d’aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus. »

Références