Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Le récit de vie, calqué sur le modèle du récit de fiction, donne l’illusion de sa complétude alors même qu’il sélectionne et combine les éléments d’une vie de manière à nouer une intrigue qui impose une nécessité à des faits contingents. Dans la mesure où le récit de vie est toujours reconstruction de la mémoire, peut-on réellement « écrire la vie » ? À ce stade de la réflexion, il nous est pourtant apparu que la question gagnerait à être inversée : peut-on ne pas écrire la vie ? Est-il possible d’échapper au récit de vie ? La vie n’est-elle pas un récit ? En effet, la définition de la vie comme récit est devenue un lieu commun du discours contemporain. Ainsi, après la dénonciation des abus de la littérature personnelle, puis de son aporie, il faudrait envisager l’apologie contemporaine du récit de vie en même temps que l’inévitable résistance qu’elle suscite.

Dans un article intitulé « A Fallacy of Our Age. Not every life is a narrative » (2004), le philosophe anglais Galen Strawson s’élève contre ce qu’il présente comme une théorie dominante de l’époque actuelle liant indissolublement subjectivité et narrativité. La théorie du moi comme récit est associée en France à Paul Ricœur et à la conception de l’expérience du temps liée à la forme du récit qu’il développe dans sa trilogie Temps et récit. Selon cette thèse « narrativiste », le propre de l’homme résiderait dans la conscience qu’il a de lui-même comme être temporel, doté d’une histoire : le récit serait le moyen par lequel il donne un sens à sa vie, en fournissant un cadre temporel aux événements contingents qui la composent. L’idée que notre expérience du moi est essentiellement narrative est dominante chez les philosophes anglo-saxons comme Charles taylor ou Alasdair

MacIntyre ; selon eux, c’est la cohérence du récit de soi, le point de vue d’ensemble unifiant la narration, qui donne un sens moral à la vie : il n’y aurait pas de « vie bonne » sans unité narrative. Galen Strawson dénonce cette confusion d’une description psychologique, à caractère rétrospectif, selon laquelle le moi est un récit, et d’une prescription morale, éthique, à visée prospective, affirmant que l’appréhension narrative de la vie est nécessaire pour bien vivre.

Roquentin déclare dans La Nausée : « Un homme, c’est toujours un conteur d’histoires [...] il cherche à vivre sa vie comme s’il la racontait. Mais il faut choisir : vivre ou raconter ». C’est pourtant le fait de ne pas vivre sa vie comme un récit qui donne la « nausée » à Roquentin. La thèse sartrienne tient ainsi en balance deux positions contraires : d’un côté, l’aliénation aux contraintes du récit ; de l’autre, la perte du sens, l’angoisse existentielle qui naît de l’absence de récit de vie.