L’idée n’existe pas avant d’avoir pris conscience de ses possibilités de réalisation. Une idée en soi, musicalement, n’existe pas ; elle est réaction à ce qui nous entoure culturellement. Avant de passer effectivement au couple idée-réalisation dans son propre domaine, le compositeur doit d’abord appréhender, saisir ce couple chez les autres — quoiqu’il ne soit jamais sûr de le saisir dans son entière signification, ni même avec exactitude. Car l’idée une fois réalisée ne se laisse plus réellement déchiffrer. Si nous essayons de refaire le chemin qui mène de l’idée à la réalisation, nous n’appréhenderons jamais le motif profond : il est brûlé par la réalisation ; il est brûlé, il a donc disparu en tant que tel pour devenir une œuvre. Une œuvre réelle est anéantissement du désir premier de l’œuvre ; elle est à la fois dépassement de l’idée première et sa négation.

Tout ce que nous pouvons vis-à-vis d’elle, c’est l’analyser, essayer de reconstituer en sens inverse, le chemin de la réalisation à l’idée : une sorte de perversion de l’œuvre par l’enquête. L’analyse, bien souvent, se contente de transcrire par un autre vocabulaire, dans une autre notation, la notation musicale de l’œuvre. Cette transcription par un code différent rend compte avec précision de l’objet fini et de ses moindres accidents, elle ne s’attache pas au pourquoi de cet objet ; car d’autres critères entrent en jeu qui échappent à l’analyse formelle, étant du domaine de l’intuition, de l’irrationnel. L’analyse est donc la poursuite — vaine, sans doute, dans l’absolu — du labyrinthe qui joint l’idée à la réalisation. Cependant, dans toute œuvre importante, la réalisation est pleine d’accidents, par rapport à l’idée initiale, accidents qui rendent la réalisation plus intéressante que l’idée. L’analyse ne peut espérer reconstituer le labyrinthe, recréer les accidents, reprendre la prolifération. L’analyse non créatrice mutile ; elle débouche sur une description confortable, alors que le doute, l’insatisfaction devraient être ses caractéristiques.

La situation la plus séduisante est de créer un labyrinthe à partir d’un autre labyrinthe, de superposer son propre labyrinthe à celui du compositeur : non pas essayer en vain de reconstituer sa démarche, mais créer à partir de l’image incertaine qu’on en peut avoir, une autre démarche. L’analyse productive est probablement, dans le cas le plus désinvolte, l’analyse fausse, trouvant dans l’œuvre non pas une vérité générale, mais une vérité particulière, transitoire, subjective.

On n’atteint pas immédiatement à la désinvolture critique de cette intuition. Lorsque l’activisme du compositeur est plus fort que la qualité personnelle de son invention, l’intuition vis-à-vis des œuvres du passé n’agit que faiblement, car l’invention crée précisément la détonation à partir d’une analyse fragmentaire et intuitive. Il y a certainement un apprentissage à faire, de la saisie : apprendre à inventer selon l’œuvre d’autrui. Dans ce développement, s’effectue la saisie de soi-même non moins que la saisie de l’histoire. Il s’agit de savoir se placer dans un territoire dont on établit peu à peu les coordonnées ; plus que l’évidence d’une situation « géographique », il faut comprendre la nécessité de l’insertion. Nous sommes alors loin du formalisme restreint de l’analyse ; nous nous référons constamment à l’inéluctable de l’œuvre.

On aurait tendance à croire que par l’observation d’un modèle, par l’analyse d’un objet exemplaire, l’expérience d’autrui va pouvoir se transmettre et se laisser absorber dans sa totalité. Plus encore, les avantages du modèle seront consacrés, magnifiés, les faiblesses reconnues, analysées, rejetées. Ces enchaînements seraient vraiment trop simples. Curieusement, même chez les personnalités les plus riches de dons, on constate qu’elles ne suppléent pas toujours à des déficiences qui demeurent un manque permanent, qu’aucune confrontation ne saurait faire disparaître. Le don, orienté d’une façon très individuelle vers telles spécificités du langage, acquiert l’habileté, la virtuosité dans une direction, et semble incapable, dans une autre direction, de manipuler, de transformer les éléments qui lui sont fournis.

Qu’est-ce en définitive, qu’on appelle le métier, et qui se transmet d’une façon si aléatoire et si précaire ? Et comment se situe, à ses débuts, l’invention par rapport au métier ? La confrontation avec le prédécesseur apporte des résultats bien peu prévisibles qui sont le résultat de la non-coïncidence du geste entre l’observé et l’observant.

La musicologie classique s’est la plupart du temps occupée de décrire l’évolution d’une personnalité en décrivant certains procédés de l’imitation pour arriver aux marques les plus absolues de l’originalité. Ce qu’elle manque de nous décrire, et qui serait de loin le plus intéressant, ce serait la permanence du geste chez un compositeur donné : voir d’abord comment ce geste s’applique à autrui, déforme donc le geste d’autrui en ajoutant ou en retranchant d’une façon spécifique ; comment le geste s’affermit, se reconnaît comme tel ; comment, enfin, il s’affine, se rend absolument irréductible à tout autre geste.

Le métier s’acquiert et ne s’acquiert pas par rapport aux prédécesseurs ; il y a des dispositions innées qui feront le choix se porter sur telle ou telle caractéristique du langage. La transmission du métier est donc extrêmement aléatoire et dépend, avant tout, d’un profil personnel qui se précise et se dessine peu à peu par des rencontres privilégiées, où choix et hasard se partagent la responsabilité. Il n’y a pas de solution globale valable à ces questions de métier ; seules, les réactions de l’individu créeront pour lui-même une sorte de loi provisoire. Qu’est-ce qui fait alors que, même dans les œuvres les plus aventureuses, les moins sûres d’elles-mêmes, on pourra reconnaître le métier ? Et encore, nous ne semblons parler que d’une musique qui s’inscrit, ne fût-ce que très lointainement, dans la tradition et dans l’évolution d’une musique écrite, d’une musique où la transcription par l’écriture joue un rôle non pas essentiel, mais indispensable. Mais que dire d’une musique inventée avec la technologie nouvellement acquise, où l’invention peut transgresser les limites de la transcription, où l’on note le plus souvent des actions susceptibles de produire des résultats, des objets sonores différents, imprévus ? De plus en plus, la notion du métier est difficile à saisir, c’est-à-dire de plus en plus difficile à transmettre.

Le métier est un concept multiforme qui médiatise dans l’invention le geste du compositeur. Il est, d’abord, prévision : prévision de l’écriture, du travail formel, des solutions pragmatiques, c’est la partie du métier qui s’apprend. Le métier s’appuie non moins sur la déduction, qui nous aide à repérer l’idée, puis à la faire proliférer. L’invention n’est pas une profusion dans la déduction. Dans ce sens, le métier est le répondant, le correspondant de l’invention. La déduction, contrairement à ce que ce terme a de restrictif en apparence, n’est pas seulement l’application rationnelle d’une aptitude à tirer des conséquences d’une certaine donnée ; la déduction peut être haute­ ment illogique ou irrationnelle, sa force peut court-circuiter la chaîne des conséquences de proche en proche. La déduction est implicite dans l’Idée, le perfectionnement matériel de l’Idée étant subordonné aux pouvoirs de la déduction.

Le métier est à la fois prévision et transgression ; il peut être la charnière fondamentale de l’invention si la transgression s’effectue depuis la connaissance, créant une responsabilité encore inexplorée dans ses formes et ses conséquences. Le métier de l’existant renvoie sans cesse au métier de l’imaginé, pour que l’inconnu surgisse du connu, pour que cet enchaînement soit inéluctable et irréversible.

P. B.