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Étude parue dans la revue Nature, 15 juillet 2009

L’océan peut-il amplifier les changements climatiques ou les réguler ? En collaboration avec Ros Rickaby de l’université d’Oxford, nous venons d’apporter quelques nouveaux éléments à cette question (Bard & Rickaby, 2009, Nature). Nos travaux sont focalisés sur un problème encore débattu, mais fondamental en climatologie : la relation CO2-température aux échelles de temps glaciaires-interglaciaires et les rétroactions de l’océan. Nous proposons un mécanisme d’amplification lié à la « route chaude » du retour de la circulation océanique à grande échelle, baptisée abusivement circulation thermohaline mondiale et souvent représentée, pour la simplifier à l’extrême, par un énorme « tapis roulant » connectant les différents bassins profonds des océans Atlantique, Indien et Pacifique.

Pour ce faire, nous avons étudié le rôle de la variabilité spatio-temporelle du courant des Aiguilles (Agulhas Current) et de ses dépendances (rétroflexion et tourbillons), notamment le courant marin d’eaux chaudes et salées qui passent en surface de l’océan Indien à l’océan Atlantique, au sud de l’Afrique. Il s’agit d’un phénomène océanographique assez complexe, qui prend sa source dans le détroit du Mozambique, entre Madagascar et le continent africain. Dans cette région, un courant chaud de surface, le courant des Aiguilles – analogue au Gulf Stream ou au Kuroshio dans le Pacifique – descend vers le sud le long des côtes de l’Afrique. Pour l’essentiel, il repart vers l’est un peu au sud de Madagascar (courant de rétroflexion). Mais une partie s’échappe vers l’ouest en se manifestant par des tourbillons, ou anneaux, d’eaux chaudes et salées qui passent le cap de Bonne Espérance et viennent se mêler aux eaux de surface de l’Atlantique Sud. Cette « route chaude » est étudiée aujourd’hui par les satellites qui observent la topographie de l’océan, ainsi que ceux qui regardent la « couleur » des eaux de surface pour en déduire leur température (IR) ou leur teneur en chlorophylle.

Le courant des Aiguilles entre Madagascar et l’Afrique

L’ouverture ou la fermeture de cette véritable « porte » des Aiguilles est liée à la position en latitude du front subtropical et des vents d’ouest (« quarantièmes rugissants »). Nos travaux peuvent expliquer pourquoi certaines périodes glaciaires détiennent les records de froid et de volume de glaces. Pour arriver à cette conclusion, nous avons utilisé de nombreuses données paléocéanographiques, permettant de reconstituer l’évolution des courants marins, de la productivité biologique (la richesse en plancton des eaux de surface) et de l’hydrologie de cette région de l’Océan, en liaison avec les glaciations des 800 000 dernières années. Nos arguments sont fondés sur les enregistrements géochimiques d’une carotte de sédiments marins située stratégiquement dans le courant des Aiguilles juste avant la « fuite » vers l’Atlantique et la rétroflexion vers l’océan Indien. Cette carotte a été collectée par le Marion-Dufresne, navire de l’Institut polaire français, équipé du plus puissant carottier du monde. Les analyses physico-chimiques ont été réalisées au CEREGE d’Aix-en-Provence et à Oxford. Les signaux de température, de productivité et de mélange Atlantique-Pacifique indiquent clairement que la « route chaude » a subi de grandes variations. Pendant les deux périodes glaciaires les plus froides (Marine Isotope Stages 12 et 10), la porte des Aiguilles était pratiquement fermée en raison d’un déplacement de 7° vers le nord du front subtropical, renvoyant le courant en totalité dans l’océan Indien, et affaiblissant la circulation océanique profonde et l’arrivée d’eaux chaudes au nord de l’Europe. Cette modulation océanographique expliquerait l’intensité particulière du climat global de ces époques.

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Article repris dans La Lettre du Collège de France n° 27, décembre 2009