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La transversalité des découvertes nourrit le terreau de la science

Entretien avec Sonia Garel

Sonia Garel

Sonia Garel est neurobiologiste. Ses travaux portent sur les interactions entre le système immunitaire et les circuits neuronaux, dans un champ disciplinaire en effervescence ces dernières années, à l’interface entre neurosciences et immunologie.
Depuis 2020, Sonia Garel est professeure titulaire de la chaire Neurobiologie et immunité au Collège de France.

Vos travaux sur la plasticité cérébrale vous ont conduite à étudier, entre autres, les microglies – les cellules immunitaires de notre cerveau. Quels sont leurs rôles ?

Sonia Garel : Quand on pense au cerveau, on pense forcément aux neurones. Ces cellules très importantes véhiculent l'information, permettent son traitement et finalement tout ce que nous sommes capables de faire. Mais le cerveau abrite quantité d’autres cellules, que l'on appelle collectivement les cellules gliales. Parmi elles, les microglies sont particulières en raison de leur petite taille. Leur origine est aussi très différente de leurs voisines, car elles proviennent du système immunitaire et colonisent le cerveau très tôt pendant le développement de l’embryon, vers la quatrième semaine de gestation chez l’homme. Pendant longtemps, on s'est beaucoup intéressé à ces cellules immunitaires, dans le cadre des pathologies neurodégénératives et des maladies inflammatoires. En s’attaquant au cerveau, le système immunitaire peut causer ou contribuer au développement de maladies comme dans le cadre de la sclérose en plaques. Toutefois, en nous intéressant au développement des circuits cérébraux, nous nous sommes aperçus que les microglies participaient à leur construction. Les microglies ont été découvertes au début du XXe siècle. En les observant, l’espagnol Pío del Río Hortega, pionnier du domaine, s’est rendu compte de leur capacité de transformation. Dans des contextes de lésions, d'inflammations ou de maladies comme Alzheimer, ces cellules peuvent se transformer pour protéger et nettoyer le tissu cérébral contre des atteintes ou des accumulations, par exemple de plaques amyloïdes[1] dans le cas d'Alzheimer. Pendant très longtemps, on a pensé qu'elles étaient des cellules à tout faire et que leur changement d'activité était une conséquence relativement peu intéressante d'une situation pathologique. Récemment, en revanche, au début du XXIe siècle, on a remarqué que des mutations – dans des gènes qui n’affectaient que les microglies dans le cerveau – contribuaient aux risques de développer la maladie d'Alzheimer. Ainsi, on a pris conscience du rôle potentiel de ces cellules, ou du moins de leur dysfonctionnement, dans le développement de pathologies. Le champ d'investigation sur les microglies était relancé.

Ce renouvellement d'intérêt pour les microglies et la compréhension de leur rôle dans certaines maladies est donc à l'origine de la neuro-immunologie, nouvelle discipline à l'interface entre deux disciplines, neurosciences et immunologie, auparavant séparées par une cloison étanche ?

En fait, il s’est produit une sorte de conjonction de facteurs. D'abord, nous avons compris que les microglies étaient importantes dans des contextes pathologiques. Puis les progrès en imagerie ont permis de montrer qu’elles scannaient le cerveau en permanence en condition physiologique, c'est-à-dire en l'absence de maladie. Cette activité basale permanente et incroyable de ces cellules s’accompagne d’un coût énergétique énorme et suggérait un vrai rôle de surveillance. En parallèle, d'autres chercheurs se sont intéressés à ce que l'on appelle le « privilège immunitaire du cerveau ». Comme cet organe se situe derrière la barrière hémato-encéphalique, qui régule le passage de substances et de cellules entre le système sanguin et le tissu cérébral, les cellules immunitaires circulantes – qui produisent les anticorps et sont capables d'une réponse immunitaire adaptative[2], comme les lymphocytes B ou T – ne pénètrent pas dans le cerveau en temps normal. En même temps que les travaux sur les microglies, tout un groupe de chercheurs s’est penché sur ce qui se passait dans les méninges, les structures situées tout autour du cerveau. Ils y ont identifié une multitude de cellules immunitaires résidentes produisant des molécules capables d'agir sur le cerveau et de détecter ce qu’il s’y passe. La neuro-immunologie – les interactions entre systèmes immunitaire et nerveux – a donc vraiment pris son essor grâce à une convergence d'études et de projets. De manière plus large, il y a de plus en plus d'études qui montrent que des signaux corporels physiologiques peuvent altérer le fonctionnement des circuits cérébraux. Par exemple, ces dernières années, les interactions entre flore intestinale et cerveau, qui peuvent être directes ou passer par le système immunitaire, ont beaucoup fait parler d’elles. Ces cellules immunitaires sont un peu comme des portes d'entrée dans la modulation, le fonctionnement et la construction des circuits cérébraux.

Comment le système immunitaire influence-t-il le développement cérébral ?

Les microglies influencent les étapes très précoces de la construction des circuits cérébraux, par exemple en agissant sur certains neurones, dits inhibiteurs, qui orchestrent l'activité des circuits. Plus récemment, nous avons compris qu'elles étaient très importantes pour maintenir l'intégrité des tissus dans certaines régions frontalières entre les structures en développement. Elles maintiennent la cohésion dans le cerveau pendant le développement. Donc, en leur absence, on observe des lésions. Un peu plus tard, elles sont aussi essentielles pour moduler la formation, la dynamique, l'activité et le raffinement des synapses – la structure cérébrale à la base de l'apprentissage. Au départ, les connexions synaptiques se font en très grand nombre, puis elles sont élaguées, ce qui permet de construire les circuits et de les raffiner en fonction de l'activité électrique des circuits. On imagine toujours que le cerveau suit un plan de construction qui va aboutir à un organe fonctionnel chez l'adulte. En réalité, comme on le voit en observant des nourrissons et des enfants, le cerveau passe par plusieurs étapes pendant lesquelles il fonctionne de manière un peu différente. En psychologie, on parle de phases de développement, mais cela correspond aussi, physiologiquement, à des câblages, des maturations et des circuits différents. Au cours de ces différentes phases, les microglies sont associées à différents aspects : la maturation et l'inhibition, puis l'élagage des synapses. Ainsi, une inflammation pathologique pendant la grossesse ou autour de la naissance pourrait être un facteur de risques pour différentes pathologies neurodéveloppementales, et en particulier les troubles du spectre autistique. Il faut bien rappeler de manière essentielle que ces troubles ont avant tout des origines génétiques multifactorielles, mais il peut y avoir des contributions de facteurs environnementaux. Il est important de déterminer comment ces facteurs peuvent agir en combinaison avec les facteurs génétiques. Si cette causalité est difficile à établir, elle nourrit des pistes de recherche à l'heure actuelle.

Et inversement, le cerveau influence-t-il le système immunitaire ?

La question du rôle du cerveau dans la modulation du système immunitaire est un sujet passionnant. Des travaux exceptionnels sont réalisés à ce sujet. On parle ici de facteurs modulateurs qui ne relèvent pas de la conscience ; ce n'est pas parce que l'on a une volonté d'acier que l'on ne va pas tomber malade ou que l'on va pouvoir stimuler son système immunitaire de manière contrôlée. Il faut bien le comprendre pour ne pas nourrir une interprétation potentiellement fallacieuse de tous ces travaux. On sait, aujourd'hui, qu'en stimulant certaines régions du cerveau, on peut renforcer la réponse immunitaire dans des cellules périphériques, et il existe une cartographie des réponses inflammatoires potentielles. Donc, notre cerveau est au courant de ce qui se passe lorsque l’on est malade. Cela fait partie de son rôle de contrôle, dans une certaine mesure, de toutes les fonctions du corps.

Comment le microbiote s’insère-t-il dans cette équation ?

C'est assez compliqué. Des modulations directes entre le cerveau et le microbiote passent par le nerf vague. Il y a aussi des facteurs issus du microbiote intestinal, qui peuvent agir dans la circulation sanguine ou sur le système immunitaire local, qui lui-même peut agir à distance sur le système immunitaire global, qui à son tour agit sur les neurones. Nous avons donc plusieurs portes d’entrée. On a observé des changements d'activités microgliales en lien avec ce microbiote, mais il reste beaucoup de choses à éclaircir. Ce sujet interpelle tout un chacun, en faisant écho à des choses que l'on ressent dans la vie de tous les jours et qui touchent des pathologies – neurodéveloppementales, psychiatriques – qui concernent un grand nombre de personnes. La dépression, par exemple, est associée, corrélée, à des perturbations immunitaires. Quand on est malade, on est de facto dans un état qui est proche de la dépression : on est apathique, on ne recherche pas les interactions sociales, on dort beaucoup, on se replie sur soi-même... Cet ensemble de symptômes permet de savoir que quelqu'un est malade. Il y a donc des liens neuro-immunitaires dans plusieurs maladies psychiatriques et maladies neurodégénératives. Ces interactions neuro-immunitaires constituent donc une source d'espoir qu'il faut cultiver. Il faut aussi surtout bien remettre à sa place ce qui est causal ou corrélatif. On cherche à comprendre ce qui se passe dans différentes conditions, pour ensuite mettre au point, potentiellement, des approches thérapeutiques.

Vous avez initialement obtenu un doctorat en biologie du développement. Qu'est-ce qui vous a ensuite dirigée vers la discipline émergente qu'est la neuro-immunologie ?

Comme souvent en science, c'est en suivant les expériences et les résultats – de proche en proche – que j'en suis arrivée là. J'ai toujours été fascinée par ces thèmes. Le développement embryonnaire, c'est un processus d'auto-organisation exceptionnel. À partir d’une simple cellule se construit un organisme entier, avec toute sa complexité et ses multiples fonctions ! Au niveau du cerveau, c'est particulièrement impressionnant, puisqu'on a des cellules qui se transforment, se prolongent, se connectent à distance et forment des circuits qui vont relayer des informations... Puis, en regardant comment ces circuits s'autoorganisent, on a réalisé qu'il fallait s'intéresser à toutes les cellules présentes, pas seulement aux neurones. Et d’une manière assez naturelle, on en est arrivé aux microglies, car c'est une population de cellules gliales qui est présente très tôt dans le cerveau. C'est donc par l'approche développementale que l'on a pris conscience de l’importance de ces interactions neuro-immunitaires.

Comment la recherche évolue-t-elle dans un champ disciplinaire naissant, situé à l’interface entre deux domaines dont la richesse de l’interactivité était auparavant peu soupçonnée ?

Il faut savoir se renouveler en permanence, ce qui fait partie du métier de chercheur. J'affectionne particulièrement l'exploration de nouveaux champs disciplinaires, de nouvelles techniques, de nouvelles approches. Pour cela, il faut collaborer, c'est constitutif de la richesse de ce métier. J'ai très vite réussi à trouver des collaborateurs remarquables, issus de domaines différents, comme Florent Ginhoux qui est immunologiste du développement. Nous avons d’ailleurs de la chance d’aborder ces questions à une époque de technologie florissante, avec de l'imagerie pointue, la capacité de voir comment les gènes d'une cellule sont modifiés in vivo et d'aller manipuler ce patrimoine génétique directement dans la cellule pour essayer de comprendre son rôle dans le cerveau. Ces interactions sont importantes à toutes les échelles de la recherche fondamentale et appliquée en biologie. Sans elles, on ne pourrait pas avancer. Prenez l’exemple de la GFP (Green Fluorescent Protein), découverte chez la méduse. Lorsqu’on l’insère dans des cellules du cerveau, la fluorescence qu’elle engendre permet de les observer très spécifiquement. Ainsi, ce pur produit de la recherche en biologie marine a des retombées qui ne sont, au départ, pas ciblées ; et il trouve une application dans un grand nombre de domaines. Cette transversalité des découvertes est vitale pour une discipline frontalière comme la nôtre. Elle nourrit le terreau des avancées scientifiques.

Depuis 2020, vous enseignez ces notions au sein de la chaire Neurobiologie et immunité du Collège de France. Que tirez-vous de cette expérience ?

Les enseignements au Collège de France constituent une mission exceptionnelle. Nous proposons des cours gratuits et tout le monde peut y assister, ou les consulter sur Internet. C'est aussi un défi pour les professeurs, parce qu'il faut préparer des cours représentatifs de la recherche en train de se faire. Ils doivent être pointus, récapituler les derniers articles publiés dans le domaine et, en même temps, être le plus accessibles possible à un public assez large. Lorsque j'ai commencé à parler des interactions neuro-immunitaires au Collège, j'ai rencontré un public assez divers, intéressé par ce champ disciplinaire, avec des étudiants en biologie, en médecine, mais aussi d’anciens professeurs et des curieux qui s'intéressent soit au cerveau, soit au système immunitaire, soit aux pathologies... Enseigner ces connaissances situées à la frontière de différents champs permet de créer des interactions entre ces communautés, tout en diffusant ces connaissances à un public plus large et divers. Cela s'est révélé aussi dur qu'enrichissant car, en tant que professeur, il nous revient de trouver le bon ton pour transmettre des notions de manière intelligible.

Propos recueillis par William Rowe-Pirra

Glossaire

[1] Plaques amyloïdes : ces agrégats constitués de protéines et d’autres substances se forment et s’accumulent autour des neurones, lors de maladies neurodégénératives comme Alzheimer.

[2] Réponse immunitaire adaptative : lorsqu’un agent pathogène (bactérie, virus) infecte l’organisme, la réponse immunitaire adaptative est celle qui, basée sur la mémoire d’anciennes infections, est spécifiquement dirigée contre l’intrus et est donc plus efficace dans son élimination.

La Fondation du Collège de France a apporté son soutien à l’installation et à l’équipement des laboratoires de la Pr Sonia Garel.