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Tout comme les virus, les langues s’adaptent à leurs porteurs 

Entretien avec Salikoko S. Mufwene

Salikoko S. Mufwene

Titulaire de la chaire Edward Carson Waller Distinguished Service Professor of Linguistics à l’université de Chicago, Salikoko S. Mufwene est aussi professeur au sein du département Race, Diaspora, and Indigeneity de la même université. Il conduit ses recherches sur l’évolution linguistique d’une perspective écologique, notamment sur l’émergence phylogénétique du langage et sur la spéciation langagière.

Il est invité pour l’année 2023-2024 à occuper la chaire annuelle Mondes francophones. Celle-ci a été créée en partenariat avec l'Agence Universitaire de la Francophonie.

Vous expliquez que les langages se comportent, d’une certaine manière, comme des virus dans la façon dont ils se reproduisent, évoluent ou encore s’éteignent. Qu’entendez-vous par là ?

Salikoko S. Mufwene : Les langues n’ont pas de vie indépendante de leurs locuteurs. Comme les virus, nous nous les transmettons d’une personne à l’autre, ou surtout nous les apprenons des personnes avec lesquelles nous interagissons. Si nous mourons, les langues que nous parlons meurent. Nous pouvons aussi « nourrir » nos langues et les maintenir vivantes à travers nos échanges, que ce soit nos activités sociales ou économiques. Ce sont nos interactions qui assurent une certaine vitalité à ces dernières, comme pour les virus. Les langues ont également leurs propres dialectes, de façon similaire aux variants de ces derniers. Et, tout comme les virus, les langues s’adaptent à leurs porteurs : chaque interlocuteur s’approprie une langue à travers un vocabulaire et une grammaire spécifiques à chacun d’entre nous.
Personne ne nous dit réellement comment parler, mais nous en déduisons comment le faire par inférence. Nous n’avons d’ailleurs pas toujours la même compréhension d’un mot selon les sensibilités des individus  c’est d’autant plus vrai dans les discours académiques. Même si cette métaphore des virus n’est pas parfaite, je la préfère à celle des animaux, car leur reproduction dépend de l’union de deux partenaires, pour laquelle les biologistes parlent de diploïdie, alors que pour les virus il s’agit plutôt de polyploïdie, car les « inputs », qui sont les mots et structures perçus dans les énoncés, viennent de plusieurs locuteurs. Notons aussi que la transmission chez les animaux est verticale et unidirectionnelle : elle est réalisée des parents à la progéniture. Mais pour les virus comme pour les langues, elle est horizontale : la transmission de la langue ne se fait pas uniquement des parents aux enfants, ces derniers influencent aussi les discours de leurs parents. Les enfants, comme les adultes d’ailleurs, apprennent beaucoup les uns des autres entre pairs.

Vous avez étudié comment les parlers locaux de certaines régions du monde ont été influencés par les colonisations successives des Européens à partir du XVe siècle. Qu’avez-vous appris ?

Je me suis en effet intéressé aux parlers créoles, ces parlers coloniaux dont les structures et les mots perçus dans les énoncés viennent de plusieurs langues différentes. Au XIXe siècle, les Européens pensaient qu’ils étaient plus évolués sur le plan anatomique et mental que les populations non européennes. L’une des explications les plus faciles était de dire que les Africains avaient des langues inférieures aux leurs, du moins celles parlées par les populations qu’ils rencontraient en dehors de l’Europe. Les Occidentaux estimaient en particulier que les parlers africains étaient composés de structures enfantines, et que c’est pour cela qu’ils ne pouvaient pas parler les langues européennes « correctement ». Un terme était employé à l’époque, celui de « broken language » en anglais, donc « langue cassée ». En réalité, celle-ci n’existait pas ; il y avait plutôt des approximations très imparfaites dans le stade intermédiaire de l’apprentissage de la langue, que l'on entend chez les nouveaux apprenants qui font de leur mieux pour s'exprimer dans la langue cible qu'ils ne maîtrisent pas encore, comme aujourd’hui les migrants qui n’ont pas appris la langue du pays hôte.
Si nous regardons les archives de l’époque, nous nous apercevons que les langues se sont mutuellement influencées. Les interprètes ont appris les langues européennes pour faire l’interface entre les marchands européens et les dirigeants autochtones des territoires visités. Les Européens ont à leur tour aussi appris des langues locales, probablement pas plus fidèlement que les non-Européens ont appris les langues européennes. Ceci était pratique parce que les marchands européens dépendaient des autochtones pour l’approvisionnement en nourriture, et certains d’entre eux ont même formé des unions avec des femmes locales, les « signares » en Afrique de l’Ouest, avec lesquelles ils devaient communiquer régulièrement et intimement. Il était aussi sage de vouloir comprendre ce que les autochtones se disaient autour d’eux.
Les créoles se sont, pour leur part, développés dans les plantations d’esclaves, dans les colonies de peuplement. De nouvelles variétés du français ont aussi émergé parmi les colons. Tous ces nouveaux parlers coloniaux se sont autonomisés dès les débuts du XIXe siècle, en particulier après l’abolition de l’esclavage. Cela montre que dans les structures des anciennes colonies, les normes langagières ont été façonnées par leurs interlocuteurs.
Ces trajectoires ne sont finalement pas si différentes de celle du français avec le latin. Si nous lisons aujourd’hui un texte de Pierre de Ronsard, nous nous rendrons vite compte qu’il ressemble plus à un texte latin qu’à un texte contemporain. Cette évolution s’explique grâce au contact entre différentes populations de locuteurs au fil des siècles. Les créoles, en fin de compte, nous donnent une idée de l’évolution langagière en général. Ils permettent de constater que les langues modernes sont le résultat des contacts langagiers. La langue qui l’emporte, dans ce processus ne remporte en fin de compte qu’une victoire à la Pyrrhus, par ce qu’elle est transformée par les influences des langues qu’elle a remplacées.

Dans vos travaux, vous remettez en cause certains mythes sur l’évolution historique des langues. Vous expliquez, par exemple, que la vitalité d’une langue dépend plus de la structure de population dans laquelle s’insèrent ses locuteurs que du prestige dont elle est dotée. Qu’entendez-vous par là ?

En effet, le prestige ne suffit pas pour assurer la vitalité d’une langue. L’Allemagne est une importante puissance économique, mais l’allemand reste peu parlé à travers le monde. Cela s’explique car l’Allemagne a perdu ses colonies à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et sa langue s’est moins facilement diffusée à travers le monde en partie à cause de cette particularité, et ce alors même que sa nation est dotée de beaucoup de prestige sur le plan international. Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’allemand était une langue que les intellectuels éminents avaient intérêt à apprendre. Beaucoup de publications scientifiques importantes étaient en allemand.
Pour le cas du français, c’est un peu différent. Quand le français a commencé à coloniser le monde, il était perçu comme très prestigieux. Toutefois, en Amérique du Nord anglophone, il est très vite entré en concurrence avec l’anglais. À partir du début du XIXe siècle, au moment où la France vend la Louisiane aux États-Unis (1803), celui-ci va rapidement perdre de son influence. Le français a eu beau avoir à cette époque l’image d’une langue prestigieuse, car associée à une littérature philosophique rayonnante au XVIIIe siècle et aux échanges diplomatiques, il a dépéri en Louisiane et un peu partout sur le continent nord-américain, où il n’a pas été investi dans la réalité quotidienne et au sein des échanges économiques. À l’inverse, au Québec, le français a été revitalisé parce que les Québécois francophones ont exigé que le français fonctionne aussi comme langue de travail dans la gouvernance du Canada et dans les activités économiques dans la province. Cette idéologie soutenue par l’engagement de l’économie a permis aux francophones de maintenir leur langue, contrairement aux Louisianais qui ont embrassé l’idéologie de la langue française sans lui permettre de « nourrir son homme ». Le français en Louisiane a alors subi le même sort que d’autres langues européennes continentales en Amérique du Nord anglophone, par exemple l’allemand, l’italien, le norvégien et le néerlandais.
Le cas du français en Afrique est aussi intéressant : les colons ont mis en place des structures sociales qui leur permettaient d’exploiter les colonies pour alimenter la révolution industrielle dans les métropoles. Ils ont institué des structures sociales ségréguées où seuls les auxiliaires coloniaux pouvaient parler directement aux colonisateurs. Le français s’est peu à peu imposé comme la langue coloniale utilisée pour les textes officiels et par le col blanc dans les nouvelles activités introduites par la colonisation ; mais il n’était pas appris par la majorité des populations autochtones. Les ouvriers recevaient des instructions pour le travail à travers les contremaîtres, qui parlaient un peu de français. La langue coloniale s’est répandue dans la gouvernance du pays et dans les milieux d’affaires et diplomatiques, tout comme pour l’administration publique, les cours judiciaires, et les institutions académiques. C’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui pour certains pays africains comme la République démocratique du Congo (RDC), le Burundi, le Cameroun ou encore Djibouti. Mais il reste une langue minoritaire des élites, qui le parlent couramment comme langue véhiculaire, et pour une plus petite minorité qui l’utilise comme vernaculaire. En RDC, la culture populaire se développe aujourd’hui en langue lingala et dans une certaine mesure en langue swahilie. Le français y est concurrencé par l’expansion démographique du lingala dans les milieux urbains, tout comme celle du parler wolof au Sénégal.

Au même titre que la colonisation, la mondialisation du XXe siècle a-t-elle eu selon vous une influence sur les dialectes et le parler « français » ?

La mondialisation n’est pas un phénomène récent. Le phénomène de globalisation date de quelques millénaires ; il ne fait que se répandre davantage et se complexifier. À partir du moment où les individus ont commencé à faire du commerce entre différentes régions du monde, ce phénomène a pris forme. Toutefois, les échanges ont pris une autre dimension à partir des XVe et XVIe siècles. Elle s’est encore accélérée aux siècles suivants.
Encore aujourd’hui, il y a des endroits dans le monde où la mondialisation n’est pas ancrée, même s’ils sont devenus minoritaires. Toutes les langues dont les locuteurs ont contribué à ce phénomène ont été influencées par celles des populations avec lesquelles elles sont entrées en contact, en particulier dans leurs vocabulaires. L'anglais, qui est la langue globale la plus importante a des mots et expressions qui viennent du français, de l'espagnol, du portugais, de l'italien, et des langues asiatiques, africaines, et amérindiennes ! La langue est adaptée aux temps et aux endroits de ses usagers, nouveaux et traditionnels. Les choses dont on parle ne constituent pas un ensemble statique fini. La langue s'adapte en conséquence. Une langue reste toujours perméable aux éléments étrangers. C’est d’ailleurs cette souplesse qui permet à une langue de survivre. Plus les « propriétaires » d’une langue impériale acceptent ou tolèrent cette diversité linguistique et culturelle, plus les nouveaux usagers, qui ne l’ont pas comme langue d’héritage culturelle, se sentent à l’aise dans son usage, et plus la langue se répand dans la population autochtone. Elle se répand encore davantage si elle leur donne des avantages économiques, surtout là où l’économie formelle est croissante dans cette langue. Rappelons-nous que « la langue doit nourrir son homme ». L’inverse décourage les individus qui la voient comme un fardeau peu utile dans leur vie quotidienne. Toutes ces considérations affectent la vitalité du français en dehors de l’Europe francophone. Remarquez par exemple la différence entre le Québec, où le français est une des langues pour les activités économiques, et la Louisiane, où il a perdu son utilité dans ce domaine. La langue de l’économie formelle, là où celle-ci est bien développée, fait son chemin dans la vie familiale dans un pays multilingue.

L’anglais est devenu la langue la plus parlée dans le monde, loin devant la langue de Molière. Comment expliquez-vous ce succès ?

C’est un ensemble d’étapes historiques qui, les unes suite aux autres, ont contribué à diffuser l’anglais et à en faire la langue dominante. Quand Napoléon Bonaparte a vendu la colonie de Louisiane aux États-Unis en 1803, le français a commencé à perdre de son expansion en Amérique du Nord. Ce phénomène s’est encore accentué avec le « Grand Dérangement » au Canada, avec la confiscation des provinces maritimes par les Anglais. À ce phénomène s’est ajouté le succès britannique dans la compétition coloniale avec le British Commonwealth. Le français est alors progressivement devenu une langue moribonde ou menacée en Amérique du Nord anglophone, les économies américaines et canadiennes fonctionnant en grande majorité en anglais. Le français a, dès lors, été réduit au statut d'autres langues européennes minoritaires en Amérique du Nord, comme l'italien et l'allemand.
Puis, au XXe siècle, une superpuissance économique, scientifique et technologique émerge avec les États-Unis. C’est aussi ce qui a rendu l’anglais plus attirant aux yeux du monde alors que le français, qui bénéficiait pourtant d’un prestige équivalent au XIXe siècle, a commencé à perdre de son influence sur le plan économique. En fin de compte, dans la compétition entre puissances impériales, le français a dû se contenter de la seconde place même au niveau de la diplomatie. Au même titre que le français, l’italien et l’allemand, une langue comme le portugais, pourtant utilisée par des centaines de millions de locuteurs dans le monde, ne bénéficie plus de la puissance de diffusion d’une langue véhiculaire comme l’anglais, tout simplement parce qu’elle ne dispose plus de la puissance économique du Portugal depuis la fin XVIIIe siècle. Il ne suffit donc pas qu’une langue soit beaucoup parlée pour qu’elle soit dominante dans un pays multilingue ou à l’échelle mondiale, il faut aussi qu’elle se révèle incontournable ou très utile sur le plan économique et dans le marché mondial.

Le français a désormais perdu une bonne partie de son prestige à l’international. Dans ce contexte, y a-t-il selon vous encore un avenir pour la francophonie ?

En France, en Belgique et en Suisse, le français conserve ses fonctions vernaculaires. Dans leurs activités sociales non professionnelles, surtout en famille et avec des amis, il est plus naturel pour les Français ainsi que pour les Belges et Suisses francophones de parler la langue qui fait partie de leur héritage culturel et dans laquelle ils se sentent plus proches les uns des autres. L'usage des langues vernaculaires, c'est un peu comme l'usage de plus d'une tradition vestimentaire. Elles ne doivent pas être nécessairement en compétition et peuvent avoir des fonctions et domaines d'usage bien distincts.
L’anglais, en revanche, fonctionne comme une langue véhiculaire pour les alloglottes, c’est-à-dire ceux qui parlent une langue différente de celle du pays considéré. Mais les économies françaises, belges et suisses et leurs gouvernements continuent toujours de fonctionner dans cette langue d'héritage, le français. Il n'y a donc pas de raisons qui favorisent l’abandon de celui-ci contrairement à la situation des francophones en Amérique du Nord, où le Québec reste un îlot au milieu des anglophones.
En Afrique, les Africains des pays dits francophones apprennent l'anglais tout comme les Français le font, pour satisfaire certains intérêts : faire des études et trouver du travail dans un pays anglophone. Pour l'Africain, apprendre l'anglais après ou en même temps que le français n'implique pas que l'on trouve celui-ci moins utile. Apprendre une autre langue ne signifie pas devoir abandonner sa première langue. Ce n'est pas si mauvais parfois de jouer au caméléon linguistique.
Enfin, si vous me demandez quel sera l’avenir de la francophonie, je vous répondrai que l’anglais utilise déjà des mots provenant du français et inversement. Pour le français, l'Académie française souhaiterait une langue « pure » sans influences étrangères. Mais les emprunts à d'autres langues sont des signes d'adaptation et de vitalité plutôt que des menaces à la vitalité de la langue qui emprunte. Les mêmes puristes n'ont aucune résistance à former des mots basés sur le latin ou le grec pour des inventions savantes. Ces langues sont pourtant aussi étrangères que l'anglais et le chinois. L’avenir du français comme langue impériale ou mondiale dépend de plusieurs enjeux politiques et économiques, en particulier des réponses de la France à ces enjeux, car elles influencent les attitudes autochtones à sa langue.

Propos recueillis par Emmanuelle Picaud