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La pauvreté est multidimensionnelle

Entretien avec Esther Duflo

Spécialiste de l’économie du développement et de la pauvreté, Esther Duflo veut changer la perception de la pauvreté. Ainsi, elle pilote, au sein du Laboratoire Abdul-Latif-Jameel (J-PAL), des recherches sur le terrain afin de tester ses idées, et cela à travers le monde. Prix Nobel d’économie 2019, elle retrouve le Collège de France. En 2008-2009, elle avait été invitée sur la chaire Savoirs contre pauvreté. Esther Duflo devient titulaire, en 2022, de la chaire Pauvreté et politiques publiques.

Vous comparez souvent votre profession – économiste  à celle de plombier. Quels sont les points communs ?

Esther Duflo : Tous les économistes ne sont pas des plombiers ! En effet, nous n’utilisons pas tous la même méthodologie. Certains économistes se comportent plutôt comme des mathématiciens, d’autres comme des physiciens. Mais quand on s’adonne à l’économie empirique comme moi, on ne sait pas exactement à quoi s’attendre… Prenons un exemple concret et admettons que la question posée soit : « pourquoi les enfants ont-ils du mal à apprendre à l’école ? » Il serait possible de l’aborder tel un mathématicien, on s’interrogerait alors sur les concepts éclairant le problème ; on pourrait aussi opter pour un angle plus physicien, et on chercherait à s’appuyer sur des lois universelles. On pourrait poser un regard d’ingénieur et essayer de trouver une solution, la tester en laboratoire puis la déployer. Enfin, il y aurait la méthodologie du plombier. Confronté à un tel sujet, cet artisan se dirait : « je n’ai pas de réponse à la question. Mais, sur la base de tout ce que les autres disciplines m’ont appris, je vais essayer quelque chose de concret, comme, par exemple, proposer plus de manuels scolaires dans les écoles. » C’est un peu ce que fait un plombier quand il vient chez vous pour réparer une fuite. Il a des connaissances de base, mais beaucoup d’incertitudes accompagnent son travail ; il ouvre des murs à la recherche de la fuite, sans savoir exactement ce qu’il va découvrir. Je procède un peu de la même manière : je me rends sur le terrain, j’essaie de mettre en place des solutions pour résoudre des problèmes spécifiques, mais sans savoir, a priori, si cela va fonctionner ou pas. Car je pourrais avoir oublié d’anticiper tel ou tel détail ! Dans mon travail, la phase de test se révèle ainsi indispensable. Tel un plombier, j’essaie d’adopter une attitude ouverte.

Illustration de Cheyenne Olivier, extraite du livre Oola En avant les élections ! - Esther Duflo / Cheyenne Olivier, Seuil jeunesse, 2022

Vous êtes spécialiste des questions de pauvreté. Quels seraient les bons marqueurs pour définir cette notion ?

Essayer de trouver les bons marqueurs et les bonnes façons de les agréger pour mesurer la pauvreté me semble compliqué. Des composantes de la pauvreté pourraient être oubliées, car on n’y penserait pas intuitivement. Mieux vaut donc garder une vision large de la définition de cette notion. On peut tout de même dire que tout individu dont les ressources  soit personnelles, soit celles disponibles dans la société ou dans la communauté  limitent ses opportunités de se réaliser ou de mener la vie qu’il souhaite est pauvre. Ce concept de pauvreté évolue d’ailleurs avec les sociétés. Selon la communauté internationale, les ménages pauvres sont ceux qui disposent de moins de 1,90 euro par personne et par jour pour leur consommation de base. Pourtant, en 2022 être pauvre ne signifie pas seulement ne pas avoir assez de revenus, ou encore ne pas disposer de quoi financer une consommation confortable. C’est aussi ne pas avoir accès à une bonne éducation ainsi qu’à un bon système de santé. Sur ces points, tout le monde est à peu près d’accord. Mais la pauvreté recouvre d’autres facettes. Par exemple, dans le cas des femmes, ce serait « ne pas pouvoir réaliser ses ambitions ». Pour beaucoup d’entre elles, installées dans des pays en développement, c’est même « ne pas pouvoir travailler ». Il y a aussi un sujet plus d’actualité, frappant, dans les pays riches : l’accès à l’énergie y est devenu difficile pour de nombreuses personnes. Selon moi, ne pas pouvoir se chauffer suffisamment ou devoir faire des sacrifices pour se chauffer fait partie de la pauvreté.

La pauvreté recule-t-elle ?

Jusqu’à la pandémie de Covid débutée en 2020, la qualité de vie des personnes très défavorisées s’était nettement améliorée. Dans les trente dernières années, l’extrême pauvreté a été divisée environ par deux. D’autres aspects de la pauvreté ont aussi bougé favorablement. La mortalité infantile a été divisée par deux depuis 1990. Idem pour la mortalité maternelle. Autre point positif : presque tous les enfants du monde sont scolarisés aujourd’hui — du moins dans le primaire —, avec une grande exception dans la zone du Sahel. Sur le plan sanitaire, il est à noter que même le nombre de décès liés à l’épidémie du sida a chuté de manière radicale à partir des années 2000. Bien sûr, sur d’autres points, il reste beaucoup de progrès à accomplir. Par exemple, la participation des femmes au marché du travail n’a pas vraiment augmenté… Mais dans l’ensemble, le bien-être des plus pauvres a énormément progressé. Cette amélioration vient, pour une large part, du développement économique rapide de l’Inde et de la Chine, mais pas seulement. En Afrique, les revenus n’ont pas beaucoup augmenté, néanmoins les indicateurs de bien-être, en premier lieu ceux liés à la santé, ont évolué positivement.

En Ethiopie, un chauffeur de camion se désinfecte les mains. - © Caritas

Le Covid a mis un coup de frein à cette tendance…

Les pays pauvres ont été moins touchés par la maladie elle-même, mais ils ont subi, et subissent toujours de plein fouet, les retombées économiques de cette crise. À l’inverse des pays riches, ils n’ont pas été en mesure de financer des dispositifs de type « quoi qu’il en coûte », c’est-à-dire de multiplier les aides. Les pays riches ont dépensé en moyenne 25 % de leur PIB en mesures de soutien. Les pays pauvres ont déboursé 2 % de leur PIB, leurs populations ont été ainsi beaucoup moins protégées. Tout s’y est effondré de manière beaucoup plus radicale, aussi bien les économies que les services sociaux. Prenez l’Inde, ce pays a perdu 27 % de son PIB. À cette crise du Covid, s’ajoute l’augmentation des prix alimentaires… 345 millions de personnes sont en état d’insécurité alimentaire aujourd’hui. Ils subissent également la hausse du cours du dollar et les problèmes d’approvisionnement liés à la guerre en Ukraine. Bref, des gens sont tombés, ou retombés, dans la pauvreté. Nous sommes loin d’être revenus dans une dynamique de progression. Et personne ne peut dire s’il s’agit d’une vague passagère.

Il y a aussi les risques climatiques qui pèsent sur le développement économique…

Les conséquences vont être démesurées dans les pays pauvres. Avant tout, à cause de leur situation géographique. Ils se trouvent entre l’équateur et les tropiques ; le climat y est bien plus chaud que dans les pays occidentaux. Par ailleurs, ces pays disposent de peu de moyens pour s’adapter aux conséquences du changement climatique puisque presque toutes les émissions viennent des pays riches. Nous faisons face à un problème politique terrible avec les victimes d’un phénomène mondial, qui ne peuvent rien faire pour l’empêcher.

Que fait par exemple le plombier Duflo au quotidien ?

Avec mon organisation J-PAL, nous avons bouclé une étude démarrée en mai-juin 2020 en Inde, dans le Tamil Nadu. L’idée était de tester pendant six mois, sur le terrain, deux pistes pour briser l’isolement de personnes âgées. Aux individus de l’un des deux groupes étudiés, nous avons donné 1 000 roupies chacun, en complément des aides gouvernementales déjà perçues. Pour les membres de l’autre groupe, nous avons opté pour une thérapie d’accompagnement psychologique. Nous leur téléphonions régulièrement. À l’issue de cette expérience, nous avons constaté que les deux interventions sont efficaces. La thérapie marche pendant toute la période de son déploiement ; quant aux transferts financiers, ils sont efficients un peu au-delà de la durée de leur mise en œuvre. En revanche, les effets avaient disparu au sein des deux groupes six mois après la fin des expérimentations. Nous avons communiqué les résultats au gouvernement du Tamil Nadu et à la direction de la Santé de cet État indien, qui est en train d’élaborer une politique grand âge. D’après nous, pour atténuer l’isolement des personnes âgées, il faudrait, d’une part, leur verser une pension universelle et, d’autre part, former des travailleurs à la pratique de la « psychothérapie pour des non-psychothérapeutes ».

Votre travail consiste également à convaincre les politiques de se saisir de vos résultats de recherche…

Cet exemple de pension universelle dans le Tamil Nadu correspond le mieux à l’idée que l’on peut se faire de mon travail. Je fais des études, puis j’essaie de convaincre le gouvernement de s’emparer des résultats de recherche. Je ne peux pas aller voir des dirigeants politiques avec de « gros sabots » et leur dire « il faut que vous fassiez ça » sans éléments concrets. En général, il faut beaucoup de temps pour se forger une conviction et multiplier les échanges, avec des fonctionnaires ou des représentants locaux. Il y a une sorte d’aller-retour permanent entre la recherche et le travail de politique économique.

Bidonville à Delhi, Inde – 2008 (détail). - © iStock

Obtiendrons-nous, un jour, une réponse globale pour en finir avec la pauvreté ?

Il n’y aura jamais de réponse globale, car la pauvreté est multidimensionnelle et présente de nombreuses facettes. D’ailleurs, pendant très longtemps a été faite l’erreur de vouloir trouver la solution pour en finir avec elle. De plus, très souvent lorsqu’on pense avoir trouvé la solution, on s’embarque dans des choses un peu illusoires… Depuis ma première leçon inaugurale au Collège de France, en 2008, les attitudes vis-à-vis de la pauvreté ont changé aussi bien dans les rangs des universitaires qu’au sein des gouvernements des pays en développement. Il y a beaucoup plus de pragmatisme et de volonté de s’attaquer aux problèmes concrets. Ce qui a conduit au progrès.

Quelles sont les idées fausses qui circulent sur les pauvres et qui mériteraient d’être combattues ?

Il y en a des conscientes et des inconscientes. Certaines personnes peuvent ainsi encore penser que les gens sont pauvres parce qu’ils n’ont pas travaillé assez dur, voire parce qu’ils seraient un peu paresseux. Bien sûr, cette idée peut trotter dans un coin de votre tête, mais une fois que vous prenez le temps d’y réfléchir un peu, votre conviction se fait moins forte. Il y a d’autres clichés qui sont moins inoffensifs. J’ai été confrontée à l’un d’eux lors de la rédaction des livres pour enfants que je viens de publier ! Ces ouvrages sont destinés à expliquer aux enfants ce qu’est la pauvreté, et à aider leurs parents à en finir avec certaines idées reçues. Mon héros va à l’école. Avant la publication, j’avais reçu les planches qui illustrent et accompagnent son histoire. L’école avait été dessinée loin du domicile du héros… Eh non ! contrairement à ce que peuvent penser beaucoup de personnes, il n’est pas toujours nécessaire, dans les pays pauvres, de parcourir de longues distances pour aller à l’école ! Nous avons tous des prénotions au sens de Durkheim. Moi aussi, je dois en avoir. Mais mon travail de terrain m’a permis d’en éliminer certaines.

Propos recueillis par Beatrice Parrino, journaliste.