Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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La théorie du moi narratif a été analysée et débattue, à partir des éléments de réflexion fournis par le philosophe Galen Strawson et par Sartre dans La Nausée.

La tirade de Roquentin contre le récit de vie peut être interprétée à partir de L’Être et le Néant : si l'on vit sa vie comme un récit, on se condamne à la mauvaise foi, à l’inauthenticité, on renonce à sa liberté. Le choix posé par Roquentin « vivre ou raconter » est tranché par Sartre dans le sens de la vie, c’est-à-dire de la liberté et de la contingence de l’existence, qui ne se soumet pas aux nécessités du récit. Mais La Nausée propose une autre théorie de la vie comme récit autour du personnage d’Anny dont le récit de vie se présente comme un récit poétique, discontinu, composé d’une « suite de moments parfaits », qui rappelle de ce point de vue l’écriture proustienne. Sartre dénonce ainsi le modèle du récit de vie linéaire qui limite les possibles au fur et à mesure qu’il avance, pour lui substituer un modèle de roman ouvert que l’on pourrait qualifier de « picaresque », selon le dispositif narratif du carrefour, qui est la contrepartie de l’éthique sartrienne de la liberté et de l’engagement. Dans Les Mots, Sartre avoue l’impuissance qui résulte de cette conception de la vie comme récit : « L’appétit d’écrire englobe un refus de vivre » écrit-il dans une formule qui renvoie à l’alternative énoncée par roquentin « vivre ou raconter ». S’il est difficile de soutenir la thèse psychologique de la vie comme récit sans engager une thèse éthique qui dit la moralité de cette posture, en revanche il est possible de défendre la thèse éthique sans adhérer à la thèse psychologique : c’est ce qu’illustre le personnage d’Anny dans La Nausée dont l’éthique d’une « vie bonne » est le résultat non pas de la thèse psychologique de la vie comme récit, mais d’une ascèse menée selon le modèle d’Ignace de Loyola.

Cette « reconfiguration éthique de la vie », selon les mots de Ricœur, est au fondement de l’écriture de conversion telle que la pratique saint Augustin dans ses Confessions, ou encore des écrits des moralistes concevant le récit de vie comme maîtrise de soi. Dans Soi-même comme un autre, Ricœur propose une distinction entre l’identité idem et l’identité ipse qui recoupe d’une certaine manière celle que Galen Strawson établit entre thèse psychologique et thèse éthique : d’un côté, l’identité de la permanence, l’invariance ontologique ; de l’autre, la constance morale, celle de la parole donnée en quelque sorte, pour reprendre une idée chère à Montaigne pour qui l’identité du moi se définit par la fidélité à cette parole. Ainsi, pour Ricœur, c’est bien le récit du moi qui lie ces deux faces de l’identité, les place dans une continuité malgré leur possible conflit. Ce discours à la fois descriptif et prescriptif, qui domine actuellement les sciences humaines et définit l’homme comme un être de narration, traduit l’émergence d’une subjectivité moderne liée à la mort de Dieu et à l’empire du roman : désormais sans transcendance, la temporalité de la vie se conçoit sur le mode du récit organisé autour d’un début, d’un milieu et d’une fin. C’est cette conception du récit répondant à une visée rédemptrice et contribuant à substituer la vie littéraire, la vocation, à la vie religieuse, que refuse Sartre et contre laquelle Galen Strawson s’inscrit en faux.