Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Résumé

Un roman est comme une ville inconnue dans laquelle je déambule. Nous prenons connaissance de la littérature, d’un roman en particulier, en marchant, comme dans une ville où on est arrivé de nuit. Le bon lecteur est celui qui a du nez, tel un chien de chasse reniflant les indices et filant sa proie. Ce rapprochement conduit à préciser, d’une part, la perception de l’espace qui est celle de Proust, et, d’autre part le rôle qu’il attribue à la mémoire dans l’expérience de la lecture, ou dans la phénoménologie de la réception, comme on dit aujourd’hui.

Dans Sodome et Gomorrhe, les excursions en automobile avec Albertine autour de Balbec donnent l’occasion d’une analyse contrastée de l’appréhension de l’espace – de la campagne et de la ville – par le train et par la voiture, et la comparaison avec un roman intervient comme fatalement : « […] je reconnus Beaumont […] Comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une famille quelconque, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Mme Bovary et la Sanseverina m’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close d’un roman » (III, 393-394).

Il s’agit d’une page magnifique sur la prise de possession d’un pays ou d’une ville, par le train, depuis la gare comme palais arborant superbement le nom de la ville, ou en voiture, par le réseau capillaire des routes et des rues. Le thème de la reconnaissance – au sens militaire, celui du compas sur la carte – est omniprésent, ou encore celui de la connaissance amoureuse, car l’automobile, encore au masculin, danse un ballet amoureux avec le paysage : « […] ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuyait dans tous les sens pour échapper et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre ; de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle "mesure de la terre" » (III, 394).