Amphithéâtre Guillaume Budé, Site Marcelin Berthelot
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Si les livres font les œuvres et les auteurs, ils peuvent aussi contribuer à leur démembrement. Il en alla ainsi avec les poèmes et pièces de Shakespeare, présentes sous forme de citations dans des recueils imprimés de lieux communs dès 1600. Le Bel-vedere or, The Garden of Muses, qui est le premier recueil de lieux communs entièrement composé de citations d’écrivains du temps, comprend cent soixante dix-neuf citations de Shakespeare, quatre-vingt-onze extraites du Viol de Lucrèce et quatre-vingt-huit de cinq de ses pièces. Les citations sont anonymes (mais les noms des vingt-cinq auteurs utilisés sont donnés au début de l’ouvrage), limitées à une ou deux lignes et distribuées entre des rubriques thématiques. Le grand nombre des citations extraites du Viol de Lucrèce atteste la popularité du poème mais aussi la pratique typographique qui, dans l’édition du texte en 1594, signalait par des « inverted commas » ou guillemets inversés placés au début des vers ceux qui, parcequ’ils énonçaient des vérités universelles, pouvaient être retenus comme des lieux communs et extraits aux fins d’un réemploi. Dans la même année 1600, l’Englands Parnassus, autre recueil de lieux communs, fait également la part belle à Shakespeare avec trente citations de cinq pièces, vingt-six tirées de Venus et Adonis et trente-neuf du Viol de Lucrèce. Les citations sont plus longues, composées de plusieurs vers, et elles sont attribuées à leurs auteurs. Elles deviennent ainsi des citations de Shakespeare, totalement détachées de l’intrigue dramatique et des personnages qui les prononcent. Leur raison d’être réside dans la généralité ou, pour reprendre un mot de Francis Goyet, le « sublime » de leur énoncé. Le livre de lieux communs, composé à partir de la fragmentation d’autres livres déjà publiés, est ainsi un livre de la sagesse et du savoir universels.

Dans le cas de Don Quichotte, la dissémination du texte hors le texte prend d’autres formes et, en particulier, celle d’éditions abrégées de l’histoire. Celles publiées en Angleterre à la fin du XVIIe siècle ont fait l’objet des leçons du cours de 2008. Il suffit de rappeler que l’histoire de Cervantès est ici ainsi soumise à une modalité de publication qui ne lui est aucunement propre. La contraction souvent drastique des épisodes du récit et la transformation des dialogues entre les personnages en récits énoncés par le narrateur illustre la volonté de réduire les œuvres de manière à les faire circuler sous des formes plus brèves. D’autres romans, très longs eux aussi, seront l’objet d’abrégés, qui substituent à la forme épistolaire une narration continue et impersonnelle. De tels raccourcissements ne sont pas seulement le fait d’éditeurs soucieux des impatiences du public, mais sous une autre forme, ils furent inaugurés par les auteurs eux-mêmes.

Richardson, après en avoir évoqué et récusé la possibilité dans la préface de Clarissa, condamne les versions abrégées de ses romans, telle que The Path of Virtue Delineated: or, the History in Miniatures of the Celebrated Pamela, Clarissa Harlowe, and Sir Charles Grandison, Falimiarised and Adapted to the Capacities of Youth, publiée à Londres en 1756 et maintes fois réédités en son intégralité ou en volumes séparés. En revanche, il avait préalablement proposé des anthologies qui rassemblaient les leçons morales suggérées par les romans. Après avoir ajouté en 1749 à la seconde édition de Clarissa une table des matières qui offre au lecteur un résumé de chaque lettre, il publie en 1751 une Collection of such of the Moral and Instructive Sentiments, Cautions, Aphorisms, Reflections and Observations contained in the History [Clarissa], as presumed to be of general Use and Service, Digested under Proper Heads, et en 1755 une Collection of the Moral and Instructive Sentiments, Maxims, Cautions, and Reflections, Contained in the Histories of Pamela, Clarissa, and Sir Charles Grandison. Cinq ans plus tard, les maximes réunies dans la Collection sont présentées sous forme d’un jeu de cartes gravé sur cuivre « Consisting of moral and diverting Sentiments, extracted wholly from the much admired Histories of Pamela, Clarissa, and Sir Charles Grandison ». Comme dans les anciens recueils de lieux communs, eux aussi « digested under proper heads », « digérés entre les rubriques adéquates », les enseignements des romans sont détachés de la trame narrative et formulés sous la forme de sentences et d’aphorismes, aisément repérables grâce à leur ordonnancement, d’Absence à Zeal.