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Traduction française de Fabienne Durand-Bogaert.

Michael Fried ouvre le propos de ces deux conférences en montrant comment certaines des œuvres majeures du Jean-Louis David des années 1780, en particulier Bélisaire demandant l’aumône (1781) et Le Serment des Horaces (1785), illustrent une conception anti-théâtrale de la peinture que Diderot fut le premier à formuler dans ses grands textes des années 1760, notamment les Écrits sur le théâtre (1757-58) et les Salons. Pour Diderot, la tâche première du peintre est de construire un tableau montrant des personnages entièrement absorbés dans ce qu’ils font, pensent ou ressentent, et par là-même indifférents ou oublieux de la présence, devant le tableau, du spectateur. Pour dire les choses de façon un peu différente, le fait même qu’un tableau soit fait pour être regardé – convention primordiale qui régit la peinture – soulève, selon Diderot, un problème fondamental pour la poursuite même de l’art, le peintre devant instaurer dans son œuvre une sorte de séparation radicale entre le « monde » du tableau et le « monde » du spectateur, lequel doit de fait être traité comme s’il n’existait pas. Les tableaux d’histoire peints par David dans les années 1780 illustrent parfaitement ce projet, d’où peut-être l’extraordinaire force avec laquelle ils se sont imposés au public des Salons à un moment clé de l’évolution de l’art pictural.

Il est tout à fait frappant, dans ces conditions, de constater que David, à partir de l’extraordinaire Sapho, Phaon et l’Amour (1809), adopte une stratégie en apparence contraire, montrant des personnages qui semblent s’adresser spécifiquement au spectateur – voire, être sur le point de sortir du tableau pour pénétrer dans l’espace dévolu au spectateur, comme dans Amour et Psyché, une œuvre de 1817.

C’est à l’étude de ces tableaux dits anacréontiques que s’attache ici Michael Fried afin d’évaluer ce que ces compositions révèlent de l’état et des transformations de la peinture française pendant l’ère napoléonienne et au-delà. Il apparaît, à cet égard, que la stratégie davidienne d’ostensible confrontation avec le spectateur n’est pas sans présenter certaines ressemblances avec ce qui se passe dans les tableaux peints par Édouard Manet vers 1860-65 – à cette différence près, bien sûr, que si des toiles telles que Le Déjeuner sur l’herbe ou Olympia ont puissamment influencé l’émergence du modernisme, historiquement parlant, les tableaux anacréontiques de David n’ont mené nulle part. Ils restent, cependant, des objets d’intense fascination, et c’est seulement en les prenant au sérieux et en essayant de comprendre en quoi ils marquent une rupture radicale d’avec la logique de la peinture d’histoire antérieure, que l’on pourra espérer prendre toute la mesure du défi qui attendait le prochain grand peintre français, Théodore Géricault.