Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Les Essais témoignent de l’émergence d’une conception moderne de l’intime comme ce qui définit le sujet en propre, comme l’ont souligné Terence Cave dans « Fragments d’un moi futur de Pascal à Montaigne » et Charles Taylor dans Sources of the Self. Montaigne y fait un usage intensif du pronom moi, qui entre dans une série de jeux et d’échos avec le pronom sujet je ; on trouve pour la première fois sous sa plume l’emploi de « moi » comme pronom disjonctif sujet : « moi qui me vois et qui me recherche jusqu’aux entrailles ». Le moi apparaît en effet comme une métonymie du livre : « Tout le monde me reconnoist en mon livre et mon livre en moi » (III, 5). S’il n’apparaît jamais dans les Essais dans sa forme substantivée, son emploi récurrent dans des formules où il renvoie à cette substance qui définit le moi montre que Montaigne se tient à la limite de l’emploi moderne.

La quête du moi dans les Essais – à laquelle Pascal doit sa propre réflexion dans le fragment des Pensées intitulé « Qu’est-ce que le moi ? » – passe par une réflexion sur ce que le moi n’est pas : le chapitre « De l’exercitation », on l’a vu, propose une tentative de définition du moi par ce qui lui échappe. La question du contrôle de la volonté sur les puissances physiques a donc son rôle à jouer dans cette définition, comme le montrent les passages consacrés à la sexualité dans « Sur des vers de Virgile », ainsi que le chapitre « De la force de l’imagination », qui témoigne de l’intérêt de Montaigne pour les moments passagers d’impuissance. Ainsi, la subjectivité ne se trouve plus décrite comme un petit théâtre d’instances en lutte, comme c’est le cas au chapitre « De l’expérience » où le moi est tiraillé entre l’espritet l’imagination présentés comme des acteurs autonomes de la personnalité, mais comme un procès de la volonté devant l’instance supérieure que représente le moi, qu’elle trompe et qu’elle trahit.

La réflexion sur le nom, comme ce qui échappe à la définition de l’identité, constitue l’autre pan de la question du moi telle que l’envisage Montaigne : « le nom, ce n’est pas une partie de la chose ni de la substance, c’est une piece estangere jointe à la chose, et hors d’elle » (II, 16). Malgré la discontinuité de l’identité, exprimée par la formule « Moy asteure et moy tantost sommes bien deux » (III, 5), la permanence d’un noyau de continuité qui traverse la jeunesse et la vieillesse, d’une inertie qui ramène toujours l’individu à lui-même, contribue à définir l’essence du moi malgré le changement constant de son apparence. C’est cet « estre universel » que Montaigne se résout à désigner par le nom propre, à l’ouverture du chapitre « Du repentir » (III, 12) : « Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque particuliere et estangere ; moy, le premier, par mon estre universel, comme Michel de Montaigne ».

Ce mouvement de substantivation du moi que Montaigne initie, sans pour autant le concrétiser entièrement, s’engage à partir du topos antique de l’alter ego qu’il transforme en y introduisant une dimension d’introspection, d’intériorité. La première apparition du moi comme substantif remonte à la période qui sépare les deux premières éditions des Essais : on la trouve sous la plume du poète Desportes, dans la formule « cet autre moi pour qui j’aimais à vivre », périphrase qui désigne l’ami comme « autre moi », alter ego. Montaigne infléchit ce thème à la faveur de l’évocation de La Boétie, au chapitre « De l’amitié » (I, 28), où la vraie amitié est définie comme une confusion des âmes, par opposition à l’entretien qui caractérise l’amitié ordinaire, et selon le thème humaniste, néoplatonicien, d’une unification des volontés dans l’amitié : « C’est je ne sçay quelle quinte essence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille ».