Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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La présence de la vie dans les Essais se manifeste par une attention aux particularités de l’individu non seulement dans la peinture du moi qui définit l’entreprise de Montaigne, mais aussi dans sa lecture des historiens. Cette lecture procède d’un détournement du regard vers les idiosyncrasies, les tics, les détails qui se révèlent sous les Vies des hommes illustres telles que les rapportent les Anciens, notamment Plutarque, très présent dans les Essais, mais aussi Salluste, César, Tite-Live, Catulle, et Quinte-Curce, ainsi que les historiens contemporains, tels que Froissart, Commynes ou Guichardin. Les Vies livrées par ces auteurs sont abondamment lues et commentées par Montaigne, mais détournées de leur fonction d’exemplarité.

Dans la Vie d’Alexandre par Plutarque, il relève les contradictions d’un caractère à la fois doux et cruel, calme et colérique, il s’attache aux défauts, aux vices épinglés parmi les vertus, montrant l’individualité sous l’armure du héros. Le chapitre « Des senteurs » (I, 55) s’ouvre ainsi sur l’évocation de la sueur d’Alexandre qui « épandoit une odeur suave, par quelque rare et extraordinaire complexion dequoy Plutarque et autres recherchent la cause » : le topos de la bonne odeur d’Alexandre rejoint celui de la dignitas homini. Le détail physique, emprunté à Plutarque et épinglé sous la plume de Montaigne par le truchement de la paronomase qui lie le terme sueur à l’adjectif suave, dénote une sensibilité toute moderne aux odeurs.

Dans le chapitre « De la présomption » (II, 17), il s’applique à relever chez les historiens d’autres détails physiques, touchant au corps, aux gestes et aux mimiques des grands hommes : c’est Alexandre penchant la tête de côté, César se grattant la tête d’un doigt, Cicéron se grattant le nez, etc. Ces manifestations physiques incontrôlées, révélant par des détails intimes la « forme » et le « naturel » qui transparaissent sous l’apparence uniforme des hommes illustres, constituent un thème privilégié des Essais qui fournit de ce point de vue l’ébauche d’une histoire de l’intimité fondée sur une attention au langage du corps.

Sous couvert d’examiner les deux faces d’un même vice – « s’estimer trop » et « n’estimer pas assez autrui » –, Montaigne livre dans ce chapitre le premier autoportrait des Essais et avoue qu’il ne connaît « rien digne de grande admiration ». La fréquentation des « riches ames du temps passé » lui fait rabaisser ses contemporains et juger son siècle médiocre ; dans tout homme, dans toute vie, il trouve des détails décevants, contradictoires : « Je connoy des hommes assez, qui ont diverses parties belles […]. Mais de grand homme en général, et ayant tant de belles pieces ensemble […], ma fortune ne m’en a fait voir nul ». La Boétie est le seul de ses contemporains à lui apparaître comme un grand homme digne des Anciens par sa vertu, mais à qui la fortune a manqué pour produire de grandes actions. L’énumération des grands militaires, des souverains et poètes illustres qui ont brillé par quelques aspects de leur vie, sert à illustrer cette idée qu’aucun homme n’est complet, total, sans discordance.

Le chapitre « Des plus excellens hommes » (II, 36), dont le titre est la traduction du De Viris illustribus, dresse le Panthéon de Montaigne selon trois parallèles conçus à la manière de Plutarque, qui mettent en valeur le premier nom par rapport au second : Homère contre Virgile, Alexandre contre César, Épaminondas contre Scipion. Les trois héros ainsi « mis à l’essai » forcent une admiration qui trouve cependant toujours quelque contradiction contre laquelle elle résiste. Ainsi d’Alexandre, dont le portrait est corrigé à la lecture de Quinte-Curce selon le détail d’actions particulières qui noircissent le tableau uniforme de ses vertus tel que le brosse Plutarque. Même la liste des vertus d’Épaminondas, placé par Montaigne au-dessus de tous les autres, est entachée d’un détail compromettant : « Je ne connois nulle forme ny fortune d’homme que je regarde avec tant d’honneur et d’amour. Il est bien vray que son obstination à la pauvreté, je la trouve aucunement scrupuleuse ». Cette conduite, qui suscite l’admiration sans pouvoir cependant en faire désirer l’imitation, ne peut donc prétendre à l’exemplarité : la critique des grands hommes mène à un éloge de la vie moyenne, médiocre.