Salle 2, Site Marcelin Berthelot
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Haun Saussy est invité par l'assemblée du Collège de France sur proposition de la Pr Anne Cheng.

Résumé

La profession des lettres dans la Chine impériale s’exerçait le plus souvent en marge d’une carrière administrative. Mais le métier n’était pas de tout repos. Il suffisait d’un souverain irrité ou de quelques collègues en cabale pour qu’on se trouve banni aux frontières de l’empire.

L'exil, pour les poètes, était certes amer mais non sans potentiel imaginatif. Les paysages exotiques du Sud ou de l’Ouest embellissaient la nostalgie de la capitale. La rencontre avec des « sauvages » matérialisait sur une nouvelle scène l’isolation du poète incompris. L'exploration des forêts et des vallées reculées donnait l’impression de remonter le cours du temps. Des plaintes, des regrets, des sursauts d’indignation, des méditations sur le thème sempiternel « servir ou ne pas servir » : autant de thèmes traditionnels qui entraient en de nouvelles combinaisons. Le cœur du poète qui emportait son savoir dans ces lieux déserts se révélait à la fois encyclopédique et enregistreur d’impressions nouvelles. Un langage poétique propre à l’expérience de l’exil se tisse entre le déjà-dit et le jamais-vu.

Il importe de faire quelques distinctions par rapport aux expressions de l’exil les plus familières en Europe. Dante, du Bellay, Hugo, pour ne citer qu’eux, quittaient leur pays pour aller dans un autre. Mais l'empire chinois, à vocation cosmique, ne reconnaissait pas de frontières, seulement des « friches » (ye) et des « états vassaux » (fanguo). Plutôt qu'un exil au sens strict, il s'agissait d’une dégradation, d’une rustication, où le sujet se trouvait toujours en relation avec un souverain de plus en plus distant selon la gravité des charges retenues. Cette relation, articulée par certains dans des termes d’une dépendance comparable à celle d'Ovide envers César Auguste, devient, chez d'autres, le fil d'une négociation pour l'honneur et l'autonomie personnelles.

Des modèles légendaires de l'homme bon confronté au blocage (nan) que sont Bo Yi, Confucius et Qu Yuan, les poètes dépaysés, tireront les moyens d’une autonarration et d’une autofiguration. Avec Xie Lingyun, une poésie de la randonnée s’ouvre, descriptive et dynamique, qui crée des manières inédites d’être au milieu de la nature sauvage. Des poètes de cour comme Shen Quanqi et Song Zhiwen mettent tout leur art à raconter de dures traversées. D'âge en âge, un langage poétique des exilés se forme, avec ses topoï, ses horizons, ses aspirations spécifiques. Il y va, finalement, de l'innovation et de l'autonomie de cette voix mise à l'écart, qui n'hésite pas, chez Su Shi, à se faire gloire de ses punitions successives.

Je retracerai, par des exemples soigneusement commentés, la transformation de l’extinction de voix en renouveau créatif chez Qu Yuan, Xie Lingyun, Shen Quanqi, Song Zhiwen, et Su Shi. La courbe historique s’étendra du troisième siècle avant notre ère au douzième siècle.