Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Résumé

Dans le régime de lecture contemporain d’inspiration progressiste et décoloniale, jamais le lecteur ne saurait oublier qui il est et d’où il lit. On assiste à la fin de l’idée d’une lecture impersonnelle des œuvres, qui dominait la critique littéraire formaliste, à savoir une lecture fondée sur des critères esthétiques objectivables, sur des paramètres formels universalisables, généralisables à toutes les cultures. La dépersonnalisation du lecteur est désormais considérée comme l’ultime subterfuge du « suprémacisme blanc » (Castillo) pour asseoir sa domination et maintenir dans la soumission les populations racisées. Pour la critique décoloniale, en effet, le lecteur idéal prévu par les grands textes canoniques européens, le « lector in fabula » (Eco), est un lecteur blanc, mâle, hétérosexuel, de culture standard.

Elaine Castillo se considère au contraire comme une « lectrice imprévue », ce qui produit chez elle un effet d’étrangement, un sentiment d’aliénation par rapport à la culture dominante. L’étrangement toutefois n’est pas un destin imposé. Il est possible, si on le souhaite, de compenser l’étrangement par l’acclimatation, qui est une manière de se réapproprier une culture étrange en resémantisant les structures de sens, les figures, les scènes, les symboles, sans trahir ce que l’on est. Tel n’est pas le choix de Castillo : pour des raisons politiques, elle refuse l’acclimatation, afin de maintenir la différence censément irréductible entre la lectrice imprévue qu’elle est et l’œuvre qu’elle est en train de lire.

Cette position de lectrice imprévue la conduit à lire les œuvres avec une sensibilité différente et à faire quelques découvertes dans des textes célèbres. Ainsi relit-elle l’histoire homérique d’Ulysse débarquant sur l’île de Polyphème, dans l’Odyssée, en se mettant non pas à la place du héros, mais à celle du cyclope Polyphème, dont le territoire est violé par le roi d’Ithaque. Dans cette histoire fondatrice de la littérature occidentale, Castillo retrouve le geste violent de l’intrusion dans des mondes lointains, celui du colonisateur. Certes, Ulysse n’est pas un colon ; il veut juste rentrer chez lui. Néanmoins, cette mauvaise lecture (misreading) est une trahison productive du point de vue du sens.

Lisant la Cendrillon (1697) de Perrault, Castillo s’identifie moins à l’héroïne qu’aux souris « non blanches » (brown). Se fondant sur quelques coïncidences historiques (le Grand Carrousel exotique de 1662 à la célébration duquel participa Perrault, le traité de Ryswick de 1697 cédant à la France une partie de Saint-Domingue), elle regrette que la citrouille enchantée de Cendrillon ait fait oublier le mythe taïno de création de l’océan par le moyen d’une citrouille. Il y a selon elle une dimension coloniale occulte dans le conte de Perrault. On peut montrer au contraire que Perrault portait un jugement plutôt négatif sur l’impérialisme colonial. La citrouille, omniprésente dans les potagers européens depuis alors au moins un siècle, apparaît dans son conte pour des raisons qui ont à voir moins avec une quelconque appropriation culturelle qu’avec une économie rationnelle du récit.

Toute culture, même celle des peuples dits premiers, est faite d’emprunts, de transferts, d’hybridation. Lorsqu’il s’agit de biens immatériels, l’accusation d’appropriation culturelle n’est qu’une arme au service de la limitation de la liberté de pensée et du cloisonnement des peuples et des cultures. Une lecture dictée par la seule sensibilité personnelle ou par le sentiment de l’injustice ne suffit pas : il y faut encore de la science, de la raison, et savoir se détacher du mythe des origines et des appartenances. Les histoires et les légendes prolifèrent sans mesure, mais sont plus souvent cousines les unes des autres qu’héritières en ligne directe de l’une ou de l’autre.