Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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La première heure s’est ouverte sur un retour aux Problemata VII, 7 et à la question : quelle est l’origine de la compassion ? Aristote rapporte le compatir au voir. La compassion commence à la vue de la passion : au spectacle de la douleur. Il n’y a pas de compassion sans spectacle ni de spectacle sans compassion. Il n’y a pas d’identification à un souffrant sans vision de la souffrance. En bref : il n’y a pas de compassion sans image. On est revenu à partir de là sur la « divinisation » de François d’Assise. Selon Barthélémy de Pise, la vie de François est la reproduction de celle du Christ : elle en est la copie conforme. La figure de François chez les dominicains allemands, Eckhart et Suso, est derechef une figure de la conformité. Leurs lectures de la conformité s’opposent : chez Eckhart, elle réside dans le « détachement » ; chez Suso, dans la « souffrance ». Pour donner à cette observation toute sa portée archéologique, on a repris le dossier de la « vision » de François : les six ailes du séraphin christique. On a montré qu’elle synthétisait trois visions antérieures : la vision d’Isaïe (Is 6, 2) pour les séraphins, la vision d’Ézéchiel (Éz 1, 5-14) pour les créatures à quatre ailes, la structure de l’arche d’alliance (Ex 25, 10-22), pour les chérubins à deux ailes. On s’est intéressé ensuite à l’interprétation eckhartienne. La thèse d’Eckhart est que, dès cette vie, l’homme peut être « transformé en une image divine ». La vraie « conformation au Christ » est la pauvreté et l’humilité parfaites : l’état de François avant la stigmatisation. Il y a pour l’homme viateur une « vie bienheureuse » ici-bas qui est l’inchoation de la vision béatifique. On a insisté sur la redéfinition eckartienne de la théologie de la Gloire : la theosis (déification) et le rapt – le « ravissement au Troisième ciel » dont le prototype est le rapt de Paul, selon le sermon latin XXII. La conformation au Christ par l’apatheia eckhartienne, plutôt que par le pathos susien, articule ce que les luthériens appelleront le genre kénotique et le genre majestique, l’humiliation et l’élévation, la kénose et l’apothéose. On s’est arrêté sur l’interprétation révolutionnaire du tolle crucem de Mt 16, 24 : « Si quis vult post me venire abneget semet ipsum et tollat crucem suam et sequatur me. » Selon Eckhart, le sens n’en est pas : « Si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive ». Le moyen haut allemand ûfheben par lequel Eckhart rend le latin tolle, signifiant à la fois « prendre » et « déposer », on a montré que la théologie eckhartienne de la Croix était fondée sur ce que Hegel appelle précisément Aufhebung : le « dépassement » qui à la fois supprime et conserve, nouvelle figure, proprement médiévale, de la « souffrance impassible » et/ou de « l’impassibilité souffrante » de la patristique grecque. On a consacré la fin de l’heure à esquisser les premières conclusions du cours. Les dossiers ouverts ont laissé émerger quatre questions : 1) Peut-on dire la douleur ? 2) Peut-on partager la douleur ? 3) Quel est le sujet de la douleur ? 4) Quelles fonctions a la compassion dans la vie psychique ? On a noté un double rapport : de la souffrance au langage, de la souffrance au spectacle. On a développé le second en s’interrogeant sur le christianisme et le spectacle de la douleur, ce qui a permis d’évoquer l’interdiction de la gladiature à Rome (P. Veyne), les couples sympathie/empathie, la libido nocendi et la souffrance kat’allo. On s’est arrêté sur l’analyse augustinienne du « plaisir pris à voir souffrir autrui », les jeux du Cirque, et l’étrange histoire d’Alypius. On est revenu sur l’importance de l’expression « souffrir kat’allo » découverte dans les leçons sur la colloque de Montbéliard, et sur la définition augustinienne de la souffrance. Les souffrances « de la chair » sont des souffrances de l’âme, la douleur du corps, c’est la douleur de l’âme dans le corps, à cause du corps, une souffrance kat’allo. On a mis en place la notion de « chiasme de la compassion », et conclu par quelques remarques sur la notion même de « chiasme », de fait omniprésente dans le cours, en évoquant deux séries de textes de Paul Valéry et du dernier Maurice Merleau-Ponty.