Juliana Uhuru Bidadanure est invitée par l'assemblée du Collège de France sur proposition de la Pr Samantha Besson.
Résumé
L'égalitarisme post-rawlsien a été façonné par deux courants principaux. Les égalitaristes distributifs, tout d'abord, soutiennent qu'une société juste est celle dans laquelle chacun reçoit sa part juste. La plupart des débats internes à ce premier camp se sont concentrés sur la détermination de la nature du bien X central à la justice égalitaire : les opportunités, les biens premiers, les ressources, le bien-être, ou les capabilités. Le second courant de l'égalitarisme contemporain est relationnel. Les égalitaristes relationnels soutiennent que nous devons aller au-delà du paradigme distributif pour mieux envisager l’égalité. Au lieu de se concentrer sur la relation possessive entre une personne et ses biens et la relation comparative entre individus, les égalitaristes relationnels nous encouragent à examiner les différentes manières dont les contextes institutionnels et les modes de relation inégalitaires influencent nos positions. Ils nous incitent à élargir les paramètres à prendre en compte pour penser l’égalité : au-delà des biens et de leur distribution, il faut considérer le respect, la reconnaissance ainsi que l’absence d'oppression et de domination. Ils nous invitent à appréhender la justice comme l'établissement de communautés dont les membres se voient et se traitent comme des égaux.
Mon approche à l'égalité est fondamentalement influencée par l'égalitarisme relationnel. Mais la notion de rapport d’égal à égal reste quelque peu opaque. Des progrès sont nécessaires pour développer des théories de l'égalitarisme relationnel tout aussi précises que certaines théories distributives l'étaient auparavant. C'est l'objet de mon nouveau projet de livre, provisoirement intitulé Infériorisé. Le livre adopte une stratégie négative : j’étudie les modes de relations inégalitaires que nous avons des raisons d'éviter et j’en retire une proposition positive de ce que les relations d'égalité impliquent. Écrit à la croisée de la philosophie et des sciences sociales, le livre présente une typologie des modes d'infériorisation les plus sérieux et courants, de l'infantilisation et de l'objectivation à la diabolisation et à l'animalisation. Il en offre des définitions précises, mettant en lumière leurs spécificités, leur fonction sociale et les politiques publiques auxquelles elles sont souvent associées.
Au Collège de France, je compte présenter un chapitre sur ce que j'appelle la « trashification » – une forme d'objectification dans laquelle les individus sont perçus comme des déchets et traités en conséquence. Étant donné que les déchets ont une valeur négative et doivent être jetés ou cachés, la trashification représente une forme d'objectification particulièrement extrême. En m'appuyant sur des exemples contemporains et sur les théories existantes de l'objectification, je clarifie les spécificités de ce mode d’infériorisation. Mon point de départ est l'insulte très courante de « white trash » aux États-Unis. La trashification a des visages multiples, mais une spécificité est qu'elle n'implique pas toujours l'instrumentalisation – l'utilisation d'individus comme instruments ou outils. La trashification résulte souvent plutôt en négligence, non-assistance et abandon. Comme les déchets, les personnes trashifiées sont perçues comme inutilisables et doivent disparaître. Le mal propre à l’objectification est qu’elle constitue un traitement des individus comme un pur moyen en vue d’une fin. En revanche, l’injustice de la trashification peut être caractérisée, dans certains cas, par le traitement de personnes comme intouchables et jetables. Les trashifiés sont perçus comme sans valeur, et des communautés entières sont abandonnées à la mort. Ils meurent jeunes à cause de négligences médicales, de maladies et d’infections évitables, de brutalité policière, de suicide ou de surdose. Leurs décès sont normalisés, attendus et peu remarqués. J'élargis mon étude à d’autres exemples, y compris la trashification des sans-abri dans les villes américaines et le cas des intouchables Dalits d’Inde.