Résumé
L'égalitarisme post-rawlsien a été façonné par deux courants principaux. Les égalitaristes distributifs, tout d'abord, soutiennent qu'une société juste est celle dans laquelle chacun reçoit sa part juste (Sen 1979 ; Dworkin 1981 ; Arneson 1989 ; Cohen 1989). La plupart des débats internes à ce premier camp se sont concentrés sur la détermination du bien X central à la justice égalitaire : les opportunités, les biens premiers, les ressources, le bien-être, ou les capabilités. Le second courant de l'égalitarisme contemporain est relationnel. Les égalitaristes relationnels soutiennent que nous devons aller au-delà du paradigme distributif pour mieux envisager l’égalité (Young 1990 ; Anderson 1999 ; Scheffler 2003). Au lieu de se concentrer sur la relation possessive entre une personne et ses biens et la relation comparative entre individus, les égalitaristes relationnels nous encouragent à examiner les différentes manières dont les contextes institutionnels et les modes de relation inégalitaires influencent nos positions. Ils nous incitent à élargir les paramètres à prendre en compte pour penser l’égalité : au-delà des biens et de leur distribution, il faut considérer le respect, la reconnaissance ainsi que l’absence d'oppression et de domination. Ils nous invitent à appréhender la justice comme l'établissement de communautés dont les membres se voient et se traitent comme des égaux.
Mon approche à l'égalité est fondamentalement influencée par l'égalitarisme relationnel. Mon premier livre, Justice Across Ages: Treating Young and Old as Equals (OUP, 2021), applique les notions de l'égalitarisme relationnel à la justice entre les groupes d'âge et générations. Je démontre que les questions d'âge et de temporalité mettent en lumière la nécessité d'une composante relationnelle dans la justice égalitaire. Néanmoins, la notion de rapport d’égal à égal est quelque peu opaque. Des progrès sont nécessaires pour développer des théories de l'égalitarisme relationnel qui soient aussi précises que certaines théories distributives l'étaient auparavant. C'est l'objet de mon nouveau projet de livre, provisoirement intitulé Infériorisé. Le livre adopte une stratégie négative : j’étudie les modes de relation inégalitaires que nous avons des raisons d'éviter et j’en retire une proposition positive de ce que les relations d'égalité impliquent.
Écrit à la croisée de la philosophie et des sciences sociales, le livre présente une typologie des modes d'infériorisation les plus sérieux et courants, de l'infantilisation et l'objectivation à la diabolisation et l'animalisation. Il offre des définitions précises de ces "technologies d’avilissement" (Chamayou 2008), mettant en lumière leurs spécificités, leur fonction sociale et les politiques publiques auxquelles elles sont souvent associées. Je me concentre sur une variété de cas historiques et contemporains, de la diabolisation des immigrés et des bénéficiaires de l'aide sociale, à l'infantilisation des plus âgés, en passant par l'animalisation des Tutsis durant le génocide de 1994 au Rwanda. La contribution philosophique la plus importante du livre est le développement d’une nouvelle théorie de l’égalité relationnelle. Ma contribution aux sciences sociales est une typologie précise, qui peut être mobilisée pour identifier et mesurer les inégalités sociales. Dans cette perspective, je collabore avec des sociologues et économistes du Stanford Center on Poverty and Inequalities pour créer une nouvelle mesure relationnelle des inégalités basée sur ma théorisation.
Au Collège de France, je compte présenter un nouveau chapitre de mon projet de livre sur ce que j'appelle la "trashification" — une forme d'objectification dans laquelle les individus sont perçus comme des déchets et traités en conséquence. Étant donné que les déchets ont une valeur négative et doivent être jetés ou cachés, la trashification représente une forme d'objectification particulièrement extrême. En m'appuyant sur des exemples contemporains et sur les théories existantes de l'objectification, je clarifie les spécificités de ce mode d’infériorisation. Mon point de départ est l'insulte très courante de “white trash” et la trashification des Blancs pauvres aux États Unis. Ce récit dominant est discuté par l'auteure Cedar Monroe, qui a grandi dans une communauté pauvre dans l'État de Washington : "Les Blancs pauvres, toujours poussés vers l'ouest en tant qu’avant-garde de l'acquisition de terres par les intérêts des corporations, ont finalement été poussés aussi loin à l'ouest que possible. Là, beaucoup d'entre nous ont été jetés, tout comme les tas de déchets qui entourent les villes de tentes qui s’étendent le long de la côte. Des gens- poubelles [trash people] vivant parmi des déchets : tel est le récit dominant de nos vies." (Monroe 2024).