Au tournant de notre ère et dans des circonstances qui demeurent obscures, des milieux brahmaniques orthodoxes mettent en place un dispositif cosmologique, celui des quatre « âges » (yuga), que rien ne remplacera plus dans l’imaginaire indien. Le système trouve des expressions abouties dès les fameuses Lois de Manu (Manusmṛti, IIIe siècle), certaines sections récentes du Mahābhārata (IIIe siècle ?) et les couches les plus anciennes des Purāṇa (« récits d’antiquités », IIIe-IVe siècle). Selon cette conception, tout « microcycle » cosmique (une période d’environ douze mille ans) se compose de quatre âges successifs, de l’« âge d’or » (kṛtayuga) à l’« âge de la discorde » (kaliyuga ;la nomenclature des quatre âges est empruntée à celle du jeu de dés, du coup gagnant au coup perdant), ponctué lui-même d’un yugānta ou fin du dernier âge. Dans sa valorisation purement cosmologique, ce modèle quaternaire se limite à une description de la dégradation religieuse (avant tout rituelle), morale, intellectuelle et physique de l’humanité. Le dispositif ne tarde toutefois pas à fournir un cadre à l’eschatologie brahmanique et à alimenter des prédictions apocalyptiques dont la plupart s’interprètent sans trop de mal comme autant de prophéties ex post facto décrivant un environnement socio-religieux, moral, politique et économique en crise. Y foisonnent fillettes enceintes, imposition excessive des brahmanes, rois impies, explosion des hérésies, joug étranger, inversion du cycle des saisons, mélange des castes, femmes infidèles et autres infamies.
On pourrait croire le bouddhisme indien entièrement étranger à ce double dispositif cosmologique et eschatologique. À pareille époque, il dispose en effet d’une cosmologie sophistiquée qui prévoit des fins d’éons à peine moins terrifiantes que leurs contreparties hindoues. La dogmatique bouddhique dispose qu’au moment où la vie humaine sera de moins de cent ans, cinq dégradations ou corruptions (kaṣāya, plus littéralement des « oxydations », ce qui explique peut-être que la robe « rouille » des moines porte le même nom) affecteront la société humaine : amenuisement de la durée de vie donc, mais aussi aiguisement des passions, pullulement des « vues fausses », déchéance morale et dégradation générale des conditions d’existence sous les espèces de la disette, de la maladie et de la guerre. Si le motif des cinq corruptions dominera jusqu’à nos jours les rhétoriques apocalyptiques de l’Asie entière (il a par exemple servi de clé d’interprétation au treizième Dalai Lama lors des menées soviétiques en Mongolie), il n’est pas pour autant le centre de gravité des peurs et des attentes eschatologiques bouddhiques, lesquelles s’articulent plutôt autour de la croyance en la « disparition de la bonne loi » (saddharmavipralopa), un scénario « millénariste » au sens duquel le bouddhisme disparaîtra quelque 500, 1 000 ou 5 000 ans après l’extinction définitive (le parinirvāṇa) du Bouddha Śākyamuni (vers 400 avant notre ère). C’est là le scénario qui fournira son cadre et ses principaux motifs à l’apocalyptique bouddhique, laquelle expliquera le déclin de la bonne loi par la mésintelligence de l’enseignement du fondateur, le désintérêt pour les pratiques de salut, les querelles intestines, l’immoralité, le laxisme disciplinaire, les épouses, le bétail et la simonie.
On est dès lors en droit de se demander ce qui porta des bouddhistes apparemment bien outillés à recourir toujours plus complètement au répertoire eschatologique de leur concurrent brahmanique. L’analyse de plusieurs sources préservées en sanskrit et/ou en tibétain révèle en effet une présence croissante du kaliyuga dans les littératures bouddhiques. Certes, ce répertoire ne dédaigne pas la polémique et une ironie de bon aloi. Ainsi est-il reproché aux brahmanes du kaliyuga de justifier leur goût pour la viande et la violence rituelle afférente par des impératifs théologico-sacrificiels ; ou alors, de légitimer leurs privilèges de caste (monopole sur l’économie du sacré, le rite, l’au-delà et l’érudition) par des considérations mythologiques, scientifiques et philosophiques. Mais ailleurs, les bouddhistes paraissent bien recourir à l’âge kali pour donner voix aux inquiétudes que leur inspirent la montée du śivaïsme dans l’Inde du VIe-VIIe siècle et au-delà (Kāraṇḍavyūhasūtra), des conflagrations armées susceptibles d’aboutir à la destruction de leur religion (Laṅkāvatārasūtra), et finalement, vers le XIe siècle, le péril mahométan – déjà lui (Kālacakratantra). Durant la seconde moitié du premier millénaire, des bouddhistes composent des prêches apocalyptiques versifiés tout entiers centrés sur le kaliyuga (Kaliyugaparikathā). On note enfin que, là où la dogmatique traditionnelle ne prévoyait pas que des bouddhas prêchassent au milieu des cinq corruptions (Sarvāstivāda), le Grand Véhicule bouddhique n’hésite plus à mesurer la compassion des bouddhas à leur disposition à enseigner au milieu desdites corruptions (Saddharmapuṇḍarīka, Sukhāvatīvyūha, etc.), identifiées pour le coup au kaliyuga (Karuṇāpuṇḍarīka, mais aussi Abhidharmakośabhāṣya).
Cette appropriation bouddhique du kaliyuga échappe à toute explication unitaire. Elle reflète des impératifs polémiques aussi bien que les anxiétés de milieux dont, en Inde ancienne du moins, nous ignorons tout, y compris leur localisation dans le temps et l’espace. Peut-être ne se trompe-t-on pas trop en invoquant la possible « popularité » et la plasticité de la rhétorique liée aux yugas, représentés d’assez bonne heure, quoique sans détail, dans l’épigraphie. Moins intimement lié au dogme et partant doctrinalement plus souple, le kaliyuga a pu sembler une représentation à la fois plus ouverte et mieux à même de frapper les esprits. Des recherches futures permettront on l’espère d’articuler ou de superposer, comme on le fait du Tibet, de Khotan ou du monde sino-japonais, prophéties apocalyptiques et configurations historiques. Quoi qu’il en soit, cette appropriation forme un chapitre singulier dans l’histoire longue et complexe des interactions entre brahmanisme et bouddhisme.