Ce que nous entendons aujourd’hui communément par la notion de thème nous vient essentiellement du XXe siècle, au sens où les thèmes sont non seulement à l’origine du discours musical et de son développement, mais sont également porteurs d’un sens : symbolique, anecdotique, dramatique, métaphysique, que sais-je encore ? Néanmoins, même dans cette conception fort généralement adoptée de thème, subsistent de fortes divergences quant à son insertion formelle dans l’élaboration de l’œuvre.

Si la musique pure a, en quelque sorte, marqué le triomphe de la subordination des différentes composantes formelles à l’ensemble de la structure, tout ce qui a interféré avec la substance proprement musicale — spécialement le théâtre (opéra, ballet) ou la poésie — a suscité l’émancipation du cadre formel par rapport à la thématique. En ce sens, les influences extérieures à la musique ont aidé puissamment le compositeur à s’affranchir d’un parcours préétabli, à se libérer des contraintes très visibles du retour littéral, de la répétition, l’ont aidé à trouver une notion de la forme qui ait davantage recours à l’instant et à l’insoumission. Mais qu’est-ce qui donnera cependant cohérence au discours musical : bien entendu, la notion de thème.

La conception de la forme évoluant, la notion de thème doit changer, elle aussi, car il y a interaction absolue entre la façon dont le thème s’organise, se démultiplie et son emploi pour animer le cadre formel à inventer ; d’autant que ces deux notions sont liées par l’évolution du langage lui-même. Ainsi, au moment où le langage sort de son cadre d’action traditionnel, la notion thématique va jouer un rôle capital en s’étendant dans deux sens opposés, qui vont engendrer un conflit de choix, d’options, mais aussi d’emplois, de manipulations.

Le dilemme est le suivant : hyperthématisme dans les relations au plus bas niveau, infrathématisme au niveau le plus haut. Comment cela ? Le thème sera à la fois hyperthème et infrathème. Hyperthème : toutes les figures seront déduites directement des intervalles d’une figure donnée primordiale, et rien que de ceux-là. Infrathème : cette figure donnée primordiale n’aura d’un thème que la caractéristique d’intervalles ; ni rythmes, ni durées, moins encore des enchaînements et des associations. Sur un tel absolu, tenant aussi peu compte de la réalité musicale, de son matériau et de ses capacités de développement, on ne pouvait rester longtemps.

Deux observations s’imposent pour surmonter cette contradiction fondamentale :

  • le thème est une matière essentiellement malléable qui va de la caractérisation la plus explicite à la réduction à des composantes amorphes, perdant les avantages d’un profil propre au bénéfice d’une ductilité permettant un emploi infiniment plus étendu : état permanent de variabilité qui aura pour conséquence l’inscription de l’œuvre dans un univers en perpétuel devenir.
  • l’organisation globale ne peut pas laisser les composantes du langage se développer dans un état d’ignorance et de passivité mutuelles : la divergence de l’extrême rationalité et de l’intuition libre créent, dans le meilleur des cas, un conflit, dans le pire, une incohérence préjudiciable à la saisie globale.

En des termes assez naïvement contradictoires, on peut espérer confronter le thématisme et l’athématisme : opposition qui, en des termes moins crus, m’apparaît fondamentale dans l’idée même de développement. Identité et variation : c’est, en effet, la rencontre inéluctable que doit proposer l’invention. Identité non pas réelle, mais virtuelle ; identité de principe d’une famille d’objets musicaux conçus suivant le même type de dérivation, le même modèle de description. Les composantes thématiques ne sont plus extraites d’un objet fourni, le thème, en détachant de lui certaines de ses propriétés ; elles sont exprimées à l’état de principes et ne peuvent se percevoir qu’à travers les diverses « matérialisations » qu’elles sont à même d’effectuer. En dehors de ces matrices thématiques, l’évidence de la composition se base aussi bien sur les notions de signaux et d’enveloppes, les signaux étant d’ordre ponctuel, les enveloppes de caractère global. Si les matrices déterminent les figures et servent à les « typer », les signaux servent à marquer les points d’articulation d’un développement, d’une forme. Un signal est, en quelque sorte, une réduction de la thématique à un élément plus fort qui absorbe tous les autres. Les enveloppes, quant à elles, marquent la prévalence, pour un temps, d’une dimension thématique par rapport aux autres ; cet élément thématique peut être d’un ordre très précis : intervalle, durée, ou autre paramètre quantitatif, mais il peut être également d’un ordre très général comme le registre, la vitesse, la dynamique, le timbre, ou encore le type d’écriture, la continuité, la directionnalité, c’est-à-dire des paramètres, ou plutôt des critères essentiellement qualitatifs.

C’est ainsi que le thème, l’entité thématique ne sauraient être conçus seulement en tant que figures précises, attachées à des intervalles ou des rythmes donnés, mais qu’ils doivent se comprendre comme des phénomènes plus généralisables. L’entité thématique unifie, en fin de compte, les démarches multiples du compositeur, depuis le choix de son matériau jusqu’à ses décisions sur la forme. La perception et l’expression musicales se sont ainsi enrichies d’un domaine nouveau que l’on commence seulement à explorer.

P. B.