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Le déclin de la biodiversité aura de graves conséquences sur les sociétés humaines

Entretien avec Tatiana Giraud

Directrice de recherche au Laboratoire écologie, systématique et évolution (Orsay) et membre de l’Académie des sciences, Tatiana Giraud étudie les mécanismes évolutifs permettant aux organismes de se diversifier et de s’adapter à leur environnement. Ses recherches ont permis de mieux comprendre l’émergence de nouvelles maladies de plantes dans les écosystèmes naturels et agricoles.

Elle est invitée pour l'année 2021-2022 sur la chaire Biodiversité et écosystèmes du Collège de France, chaire créée avec le soutien de la Fondation Jean-François et Marie-Laure de Clermont-Tonnerre.

À l’heure de l’urgence environnementale, la biodiversité doit plus que jamais être prise en compte dans notre équation pour un avenir durable, mais que désigne-t-elle précisément ?

Tatiana Giraud : La biodiversité, c’est la multiplicité des formes de vie. On la comprend souvent comme un nombre d’espèces, et il s’agit effectivement d’une composante importante de la biodiversité, mais ce n’est pas que cela, c’est aussi la diversité au sein des espèces. À l’intérieur d’une même espèce, il y a beaucoup de différences entre individus et entre populations, par exemple en matière d’adaptation locale à des environnements spécifiques ou de résistance à des agents pathogènes [1]. Un exemple éloquent de ceci est la couleur de peau chez l’homme, qui témoigne d’une adaptation au niveau d’ensoleillement des diverses zones géographiques que nous habitons. Toutes les espèces sont constituées de populations qui vivent dans des environnements différents et y sont adaptées. La biodiversité, c’est aussi une question de distance phylogénétique entre les espèces, c’est-à-dire de quand date leur dernier ancêtre commun, depuis lequel elles ont divergé et quels caractères d’adaptation elles ont acquis depuis cette divergence.

Déforestation forêt amazonienne
Vue aérienne de drone de la déforestation dans la forêt amazonienne. Arbres coupés et brûlés illégalement pour ouvrir des terres pour l’agriculture et le bétail dans la forêt nationale de Jamanxim, Para, Brésil.

Depuis quand cette notion est-elle au cœur de l’étude du monde vivant ?

Si le terme « biodiversité » est relativement récent, datant des années 80, ce qu’il désigne est depuis très longtemps source d’intérêt chez l’homme. Les philosophes grecs l’étudiaient déjà, car ils avaient conscience de sa richesse et de son importance. Plus récemment, des savants comme Carl von Linné au XVIIIe siècle s’y sont intéressés à des fins de classification. En 1859, Charles Darwin a développé une théorie permettant de comprendre comment les populations se sont diversifiées et peuvent être si bien adaptées à leur environnement, la théorie de l’évolution par sélection naturelle. Avec la science de l’écologie, ce sont les interactions au sein de la biodiversité qui sont étudiées. On comprend alors que le monde vivant est un système complexe en mouvement constant, pétri de relations fonctionnelles entre individus et entre espèces, de pressions diverses et de mécanismes d’adaptation. La disparition d’un grand nombre d’espèces perturbe ces relations fonctionnelles et menace les écosystèmes dans leur ensemble.

Le réchauffement climatique est un danger pour la biodiversité, pourtant ce n’est pas sa plus grande menace immédiate. Quelle est-elle ?

Si le réchauffement climatique atteint 4°C, il deviendra peut-être la première cause de l’appauvrissement de la biodiversité, mais à ce jour, il ne s’agit effectivement « que » du troisième coupable. Actuellement, à la première place sur le « podium », c’est la destruction massive des habitats naturels, avec l’urbanisation, l’agriculture intensive et la déforestation, entre autres. Les observateurs voient bien que ces pratiques tuent toutes les espèces présentes localement. En second lieu, nous avons le problème de la surexploitation ; nous avons par exemple vidé les océans de leur biodiversité par des activités de pêche non durable. Il y a aussi les pollutions, en particulier avec les pesticides qui sont répandus à grande échelle. Ils sont employés pour tuer les insectes et les champignons ravageurs de culture ; or ils tuent tous les insectes et microorganismes présents dans l’environnement, très efficacement et sans distinction. Ce sont des produits non sélectifs et faits pour tuer. Ils sont la cause du déclin énorme des insectes et, par conséquent, de celui des oiseaux. La dernière menace que je citerai, et non des moindres, est celle des espèces envahissantes, qui n’est pas forcément très connue du grand public. Par le biais de la mondialisation et des déplacements de personnes et de marchandises à l’échelle globale, nous avons introduit des espèces là où elles n’étaient pas à l’origine, avec, parfois, des conséquences désastreuses.

Quelles peuvent être ces conséquences ?

L’un des premiers cas de figure connus a été celui des rats et des serpents. Lorsqu’ils arrivent par cales de bateau sur des îles où ils ne sont pas présents naturellement, ils déciment les espèces locales. Les écosystèmes insulaires sont connus pour être assez simples et fragiles, avec peu de gros prédateurs ; le moindre élément perturbateur peut donc être catastrophique. Les oiseaux, dans notre exemple, n’y ont pas évolué pour se défendre contre des prédateurs. Ainsi, quand les rats et les serpents arrivent dans ces écosystèmes et se mettent à dévorer les œufs, les oiseaux ne savent pas les en empêcher, et finissent par voir leur population diminuer jusqu’à la disparition. Il y a aussi le cas des plantes envahissantes qui deviennent hyperdominantes, et déplacent hors de leur habitat les espèces natives, voire causent leur déclin. Certaines ont même été introduites volontairement ! C’est le cas du kudzu (Pueraria montana), originaire d’Extrême-Orient, et qui devait servir à lutter contre l’érosion des sols grâce à ses grosses racines. Ce caractère la rend justement dominante, et lui a permis d’envahir de nombreux espaces, où elle étouffe les autres plantes, tout en étant devenue impossible à éradiquer. On trouve des espèces envahissantes dans tous les groupes ; il y a des écrevisses, des gastéropodes, des moules, des fourmis et, bien sûr, des agents pathogènes, et le vecteur des invasions biologiques est très souvent l’activité humaine.

Fleur de Kudzu
Fleur de Kudzu (Pueraria montana).

Quels moyens doivent être mis en œuvre pour désamorcer ces menaces et lutter contre l’appauvrissement de la biodiversité ?

Il serait tentant de croire qu’on trouvera toujours une approche technologique qui nous permettra de réparer nos erreurs. C’est un peu le mythe d’Icare, où un enchaînement de solutions technologiques aux problèmes précédents finit par entraîner de nouveaux problèmes, plus graves encore. Il pourrait être rassurant d’espérer, par exemple, que les organismes génétiquement modifiés (OGM) et les pesticides puissent nous sauver des conséquences du changement climatique et des agents pathogènes émergents sur nos cultures, alors qu’en fait ces solutions technologiques appauvrissent la diversité de celles-ci, ce qui facilite en retour l’émergence des agents pathogènes et réduit les possibilités d’identifier de nouveaux caractères utiles face aux changements. En réalité, les sciences de l’écologie et de l’évolution montrent que, bien au contraire, le meilleur outil pour lutter contre ce danger des épidémies sur les cultures et contre les changements globaux, c’est la diversité ; la diversité génétique au sein des espèces et la diversité en espèces. Il faut réussir à penser une agriculture durable qui, au lieu d’exercer une pression destructrice sur la biodiversité, l’inclut dans son système. Si on plante des hectares homogènes d’un même clone de plante, un agent pathogène saura très rapidement s’adapter à ce clone et deviendra capable de décimer l’ensemble de la culture. En revanche, si on gère les terrains en plantant des espèces et des variétés différentes, on sera plus facilement en mesure d’éviter leur prolifération. En effet, dans ce cas de figure, un agent pathogène adapté à une certaine variété ne pourra se répandre trop vite aux autres, et la pression de sélection pour un agent pathogène émergent sur chaque variété est moindre. Les sociétés humaines doivent s’en rendre compte ; si elles continuent leurs pratiques actuelles, le déclin annoncé de la biodiversité aura de graves conséquences sur les sociétés humaines.

Terres agricoles
Vue aérienne de la zone de déforestation pour les terres agricoles.

Quelles conséquences cet appauvrissement de la biodiversité a-t-il sur les sociétés humaines ?

Les hommes tirent de nombreux avantages de la biodiversité, c’est ce qu’on appelle les « services écosystémiques », et tout un pan des sciences de l’écologie et de l’évolution est voué à leur étude. Il y a des services globaux, comme la régulation de l’air avec le stockage du CO2 par les forêts, dont le recul a des effets sur le changement climatique ; ou encore la régulation de l’eau, avec les zones humides qui permettent normalement de tamponner les excès ou les manques d’eau, et dont la disparition – imputable à la fois au réchauffement climatique et à la baisse de la biodiversité – cause une augmentation du nombre d’épisodes de sécheresse et d’inondation. La pollinisation est un autre de ces services ; la disparition des insectes, notamment pollinisateurs, se ressent dans le monde entier. En Chine, certains agriculteurs doivent polliniser leurs arbres fruitiers à la main pour obtenir des fruits et, aux États-Unis, la plupart des cultivateurs de fruits sont obligés d’élever des abeilles, cependant elles disparaissent maintenant à un tel rythme que ces pratiques compensatoires ne suffisent plus. Au niveau des sols, les microorganismes et les vers de terre sont très importants pour le renouvellement et la fertilisation, mais l’appauvrissement de leurs populations nous oblige à utiliser des engrais, lesquels aggravent le processus ! Autre exemple : à Tchernobyl, il n’y a plus assez d’organismes décomposeurs, car ils n’arrivent pas à se maintenir à cause de la radioactivité. Par conséquent, le bois mort n’est plus dégradé et s’accumule, ce qui engendre une multiplication des feux de forêt qui, elle-même, augmente la dispersion de la radioactivité. Tout cela sans parler des espèces de plantes qui disparaissent, alors qu’elles avaient peut-être en elles des principes actifs qui nous auraient servis à élaborer des médicaments contre des maladies. Une chose est sûre, nous vivons une extinction de masse, et plus la biodiversité s’appauvrit, moins elle pourra nous rendre ces services.

Incendie de forêt
La catastrophe d’incendie de forêt pluviale brûle causée par l’homme.

Quels sont les indicateurs concrets qui permettent de constater que nous vivons la sixième extinction de masse ?

Le rapport de l'IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) a rassemblé nombre d'études scientifiques et d’avis d'experts, qui permettent de construire des indicateurs. En France, au Muséum d'histoire naturelle, plusieurs équipes ont mis en place le suivi temporel des oiseaux communs (STOC), grâce au principe des sciences participatives. Ils ont des points d'écoute dans la France entière, tenus par des volontaires qui notent en des points fixes le nom des oiseaux et l’heure à laquelle ils les entendent. Ils peuvent donc suivre l’évolution de ces populations au cours du temps, et depuis déjà plusieurs dizaines d'années. Ils ont documenté des pertes très rapides, à la fois des espèces, mais aussi des effectifs au sein d'une espèce donnée. Des suivis similaires sont réalisés pour les insectes, notamment pollinisateurs, et par le biais desquels des déclins inquiétants sont documentés.

Comment cet équilibre de la biodiversité fonctionne-t-il ?

La biodiversité est un équilibre dynamique. Elle n'est pas statique, comme l’est une collection de timbres, et l’on ne peut pas conserver la biodiversité en gardant quelques individus dans un parc. Elle est stable globalement, justement parce qu'elle évolue et parce que les conditions nécessaires à son évolution sont présentes. Prenons une image qu'on utilise beaucoup en évolution : celle de la reine rouge du livre de Lewis Caroll, De l'autre côté du miroir. Alice court avec la reine rouge et voit que, malgré son mouvement, le paysage autour d’elle ne bouge pas ; elle reste à la même place. La reine lui explique qu’il faut courir pour rester à la même place et que, si elle veut avancer, elle doit courir encore plus vite, parce que le paysage bouge lui aussi. C'est ce qu'on appelle la coévolution, par exemple entre les hôtes et les agents pathogènes. On a l'impression que c'est statique ; en fait, chacun évolue afin de rester « à la même place », et c’est la diversité qui est le carburant de l’évolution. Si l’on reprend l’exemple des agents pathogènes, à chaque génération, ils évoluent pour être plus virulents et l'hôte évolue pour être plus résistant, cependant cela n'est possible que grâce à la diversité et aux conditions environnementales. La baisse de biodiversité engendre un cercle vicieux, puisqu'elle est importante pour le potentiel d'adaptation des espèces aux milieux locaux, potentiel qui, lorsqu'il est altéré, engendre à son tour une baisse de biodiversité. De plus, les espèces sont interdépendantes et la disparition de l’une d’entre elles peut entraîner en cascade la disparition de bien d’autres, difficilement prévisible. Plus l'abondance des espèces diminue, plus leur habitat est fragmenté, plus on fait disparaître les autres espèces avec lesquelles elles interagissent, et plus on met en danger cet équilibre dynamique tout entier. On peut prendre comme image de la biodiversité et des espèces l’analogie de Paul Ehrlich d’un avion et de ses rivets : perdre quelques rivets est sans conséquence pour l’avion, mais au-delà d’un certain nombre de rivets manquants, les autres sautent à leur tour et l’avion explose en vol. Or, nous ne pouvons pas connaître le seuil de non-retour de cet appauvrissement et il sera trop tard lorsque l’écosystème s’effondrera, les espèces auront disparu, on ne pourra pas revenir en arrière.

Grand filet de pêche
Grand filet de pêche de sardines, Kerala, Inde.

Propos recueillis par William Rowe-Pirra

 

Définition

[1] Pathogène : qualifie un organisme, comme un champignon ou une bactérie, qui peut causer une maladie lorsqu’il en infecte un autre.