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L’apport des langues africaines à la linguistique

Éclairages

Chaque mois, un sujet d'actualité scientifique éclairé par une chercheuse ou un chercheur du Collège de France.

Paul Roger Bassong - ©Patrick Imbert.

Existe-t-il une universalité du langage humain ? En décentrant le regard porté par la linguistique sur elle-même, l’étude des langues africaines renouvelle aujourd’hui les concepts d’une science longtemps restée occidentale.
Rencontre avec Paul Roger Bassong*, linguiste au Collège de France.

En s’inscrivant dans le programme cartographique de la grammaire générative, les travaux du linguiste Paul Roger Bassong participent à une entreprise intellectuelle visant à rendre visibles les structures internes du langage naturel. Au contraire d’une conception purement descriptive ou géographique, la cartographie linguistique consiste à inventorier les propriétés syntaxiques, morphologiques et sémantiques de ces structures. Cette entreprise se rattache directement aux théories élaborées depuis les années 1950 par Noam Chomsky, et plus spécifiquement au programme « cartographique » qui ambitionne de modéliser la structure fine des langues naturelles en se basant sur les principes généraux du langage. Dans ce cadre, les langues africaines offrent un matériau d’une richesse exceptionnelle.

La famille des langues bantoues regroupe près de quatre cents langues parlées sur un territoire allant de l’Afrique subsaharienne à l’Afrique du Sud. Si ses locuteurs sont estimés à trois cent dix millions, les langues bantoues sont souvent négligées dans les grands corpus de la linguistique formelle. Pourtant, elles apparaissent ici comme des terrains empiriques à fort potentiel théorique. « Certaines propriétés syntaxiques, postulées abstraitement à partir des langues européennes, comme l’italien ou le français, sont exprimées explicitement à l’aide de marqueurs spécifiques dans certaines langues africaines », explique Paul Roger Bassong. Ainsi, les linguistes observent dans les langues bantoues des phénomènes syntaxiques, qui concernent l’ordre des mots, qui ne sont que prosodiques en français ou en italien, où ils ne concernent que l’intonation, le rythme ou l’accentuation.

C’est à partir de ce type de donnée issue de la documentation des langues africaines que se construit l’apport théorique du projet. Loin d’être un simple exercice de collecte descriptive, la cartographie des langues africaines contribue à la formulation et à l’affinement des théories linguistiques générales. « Si l’on veut élaborer une grammaire universelle, il ne faut pas que les généralisations se basent exclusivement sur les langues indo-européennes », insiste le chercheur.

Le comparatisme linguistique

Au sein de la famille des langues bantoues, Paul Roger Bassong identifie une cohérence morphosyntaxique forte qui résiste à la dispersion géographique. « Plus de quatre cents langues partagent une série de traits communs, issus d’une histoire de migrations humaines depuis le bassin du Congo jusqu’à l’Afrique australe », explique-t-il. L’un des traits les plus emblématiques de ces langues se situe dans le système de genre grammatical, indépendant du sexe biologique. Ainsi, dans les langues bantoues, « l’homme et la femme appartiennent au même genre grammatical, car ils partagent un préfixe nominal identique prenant la forme d’une consonne, d’une voyelle ou d’une syllabe placée avant la racine du nom ».

Cette régularité n’exclut pas la variation. Certaines langues bantoues ont partiellement perdu les marqueurs morphologiques d’accord, en raison de contacts historiques avec d’autres familles linguistiques. Le linguiste souligne ainsi la différence entre le basaá, une langue bantoue du Cameroun central, et le limbum, langue de transition avec le tchadique. Cette comparaison permet de penser la variation comme effet de recomposition historique. La typologie linguistique se trouve ici enrichie par des phénomènes de chevauchement, de perte et de réinvention, qui obligent la linguistique à tenir compte de la complexité historique des langues, et non seulement de leur structure actuelle.

Le projet de cartographie se fonde sur un principe central de la grammaire générative, celui de l’universalité de la faculté du langage. « À l’exception de cas médicaux très particuliers, nous sommes tous nés pour parler, affirme le chercheur, mais la manière dont les langues structurent cette faculté varie. » Ce postulat implique une double exigence. Il rend nécessaire d’identifier les invariants, comme la présence d’un sujet dans toute phrase complète, et de cartographier les variations, comme la possibilité d’omettre le sujet en italien, mais non en français. Le comparatisme devient ainsi l’outil par excellence d’une linguistique soucieuse d’équilibre épistémologique. « Nous ne pouvons pas construire une théorie linguistique valable à partir des seules langues européennes », insiste Paul Roger Bassong, lui-même originaire du Cameroun et locuteur du basaá. À mesure que s’accroît la prise en compte des langues non occidentales, les concepts eux-mêmes évoluent. Ce n’est pas la diversité qui vient menacer l’universalité, mais au contraire, c’est par elle que l’universel se précise.

L’une des contributions les plus significatives du projet concerne la directionnalité des constituants syntaxiques. « Pourquoi un élément syntaxique apparaît-il à gauche dans une langue et à droite dans une autre ? », demande le linguiste. Plutôt que de postuler des règles absolues, il s’agit de rendre compte de ces différences par des principes de mouvement, à partir desquels la structure de surface est comprise comme le résultat de déplacements internes. Ce type de questionnement illustre une tension féconde entre universalité et diversité linguistique. En ce sens, l’étude des langues africaines joue un rôle de premier plan dans la reconfiguration de la linguistique : « Plus on découvre de langues, plus on remet en cause ce que nous avons dit avant. Ou alors, on affine l’outil théorique ». Une considération qui rend plus importante que jamais la préservation de la diversité des langues dans un monde globalisé.

Une urgence politique et scientifique

Cette ambition théorique ne saurait se passer d’un travail patient de terrain. La majorité des langues africaines étant orales, leur documentation est une urgence patrimoniale et scientifique. Dans un contexte de domination des langues coloniales dans les systèmes éducatifs et institutionnels, « il existe une génération entière qui ne parle plus les langues bantoues faute de transmission intergénérationnelle », constate Paul Roger Bassong. Il existe le double risque d’une perte irrémédiable des structures linguistiques et d’un appauvrissement des possibilités de théorisation. Pour faire face à cette situation, le chercheur articule transcription, enregistrement, collecte de corpus, collaboration avec des locuteurs natifs – parfois eux-mêmes linguistes – et participation à des programmes internationaux comme Langues et grammaires du monde dans l’espace francophone. Cependant, les moyens restent limités : « Au Cameroun, la recherche est plus coûteuse qu’ailleurs. Le terrain est difficile d’accès et les financements sont rares. » Ces manques contraignent fortement les possibilités de recherche locale. L’enjeu est donc aussi politique. Il s’agit de créer les conditions matérielles d’un savoir décentré, produit depuis le Sud global, à partir de ses propres langues.

À travers son parcours, de l’université de Yaoundé au Collège de France, le chercheur incarne une figure de la recherche linguistique contemporaine qui articule rigueur théorique, ancrage local et circulation internationale. Collaborations avec le CNRS en France, séjours à l’université de Potsdam en Allemagne, à l’université Rutgers aux États-Unis ou à l’université de l’État-Libre en Afrique du Sud, conférences à Berlin ou en Italie, c’est à partir de cette mobilité que s’invente une linguistique nouvelle, moins eurocentrée, plus réflexive, et attentive à l’épaisseur des données linguistiques. En affirmant que « plus on découvre de langues, plus on remet en cause ou confirme ce qu’on a dit avant », Paul Roger Bassong ne se contente pas de défendre une approche empirique. Il plaide pour une linguistique en transformation permanente, dont les catégories de pensée sont redevables aux langues qu’elles cherchent à modéliser. Il défend l’idée d’une linguistique théorique ouverte aux marges, où l’Afrique ne serait plus seulement un terrain d’enquête, mais un lieu de production conceptuelle. Documenter les langues africaines n’est donc pas un geste annexe ou complémentaire, il contribue à refonder la linguistique.

*Paul Roger Bassong est chercheur en linguistique sur la chaire Linguistique générale du Pr Luigi Rizzi et chargé de cours à l’université de Yaoundé 1 au Cameroun.

Pour aller plus loin

Le programme cartographique en linguistique se rattache directement aux théories élaborées depuis les années 1950 par Noam Chomsky. Ce projet a vu le jour à la fin des années 1990 avec les travaux de Guglielmo Cinque et Luigi Rizzi. Il a l’ambition de décrire et de modéliser de manière fine et détaillée les structures syntaxiques des langues naturelles en se basant sur les principes généraux du langage. La couverture empirique et théorique de cette entreprise de recherche s’est étendue depuis les langues romanes et germaniques vers d’autres familles de langues dans le monde. Dans ce cadre, les langues africaines offrent un matériau d’une richesse exceptionnelle dans la mesure où elles ont confirmé et enrichi de manière visible les hypothèses initialement émises de façon abstraite dans d’autres langues. Les travaux d’Enoch Aboh, Paul Roger Bassong, Edmond Biloa, Katharina Hartmann, Hilda Koopman et autres ont apporté une contribution importante à ce programme.