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L’étude du langage est à la croisée de nombreuses disciplines

Entretien avec Luigi Rizzi

Luigi Rizzi

Luigi Rizzi est linguiste. Ses travaux portent sur l’invariance et la variation des langues naturelles, sur la cartographie des structures syntaxiques, ainsi que sur les mécanismes d’acquisition du langage. Depuis 2020, Luigi Rizzi est titulaire de la chaire Linguistique générale au Collège de France.

Que nous apprennent les recherches sur les mécanismes d’acquisition du langage, en particulier chez les jeunes enfants ?

Luigi Rizzi : Dès la naissance, le bébé se confronte à un premier obstacle : il ne connaît pas les mots que les adultes prononcent. Il parvient seulement à distinguer les sons de la langue parlée des bruits de son environnement proche. Durant la première année de la vie, ses productions linguistiques sont très limitées. Il commence à babiller vers six mois et prononce des séquences de sons comme « baba », « dada », etc. Puis, il commence à dire des mots isolés, mais très peu, comme « maman » ou « papa » vers la fin de la première année.
À partir de l'âge de deux ans, ses connaissances vont exploser. Si vous avez déjà observé un enfant de deux ans, vous remarquez qu’en quelques mois il fait des progrès incroyables dans son acquisition du langage. Si l’on y réfléchit, c’est assez surprenant, car l'enfant emmagasine tout ce savoir dans une période assez limitée et surtout sans enseignement formalisé. Il acquiert simplement le langage en interagissant avec sa communauté. Pour parler dans sa langue natale, l’enfant n’aura en réalité pas besoin d'enseignements formels et scolaires, ou si peu.
Quelle est cette capacité extraordinaire qui permet à l'enfant d'apprendre la langue ? Si au départ le bébé ne fait qu’analyser des sons, à partir de l’âge de deux ans il acquiert un mécanisme mental qui lui permet de combiner plusieurs mots et de former des phrases. Pour cela, il assemble des mots et des groupes de mots suivant une logique combinatoire précise, qui lui permet de créer des entités complexes ayant un sens.

En quoi étudier les langues et leur logique nous aide-t-il à mieux comprendre comment elles fonctionnent ?

Comment fais-je en ce moment pour créer une phrase que je n'ai probablement jamais produite avant ? Et comment arrivez-vous à la comprendre, alors même qu’il y a de fortes chances pour que vous n’ayez jamais entendu cette phrase ? Les linguistes expliquent qu’il vous faut deux prérequis : le premier, c’est un lexique. Le second, ce sont des principes, des règles qui permettent de mettre ensemble les mots et de former des entités dotées d’un sens, en somme, une grammaire. Des penseurs comme Galilée ou Descartes avaient déjà souligné l’importance des règles combinatoires, c’est-à-dire des règles qui permettent de créer des combinaisons nouvelles de mots dans la production et la compréhension d’un discours. Toutefois, nous devons la formalisation de ces mécanismes inhérents au langage à la grammaire générative, qui est un cadre théorique apparu à partir des années cinquante sous l’impulsion des idées de Chomsky.
Ce formalisme permet de démontrer certaines des propriétés inhérentes du langage. En particulier que le lexique d’une langue est limité, mais les combinaisons de mots pour former des phrases sont infinies. C’est ce que nous appelons « la récursivité ». Par exemple : « Marie est partie ». Cette phrase peut être intégrée dans une phrase plus grande, par exemple « Pierre dit que Marie est partie ». Un discours peut s’emboîter dans un autre, et ainsi de suite. Cette logique rend possible une infinité de combinaisons de phrases au sein d’une même langue. Ce qui se révèle remarquable, c’est que cette récursivité est valable pour toutes les langues, qu’elles soient indo-européennes, asiatiques, africaines, etc., même si ces formes peuvent légèrement différer d’une langue à l’autre.

La récursivité est donc une propriété propre à toutes les langues humaines. Est-ce que les autres espèces partagent avec nous cette faculté, ou sommes-nous les seuls êtres vivants à y recourir ?

Les singes, qui sont les plus proches de nous sur l'échelle de l'évolution, ne recourent pas à la récursivité pour leurs systèmes de communication. Ces derniers ne peuvent réaliser que des combinaisons de mots très rudimentaires. À partir d’un certain seuil, ce système combinatoire s’arrête. À l’inverse, le langage humain possède cette particularité de pouvoir toujours ajouter un nouvel élément afin d’obtenir une nouvelle combinaison. La récursivité du langage se révèle donc être le propre de l’homme. C'est aussi probablement corrélé au fait que les animaux ne savent pas compter.
Nous retrouvons en effet chez les singes une capacité à évaluer les quantités, à réaliser des approximations sur le plan comptable. Vous essayez d’enseigner le calcul à un animal, il pourra arriver à compter jusqu’à un certain seuil, mais il ne pourra pas aller au-delà, ou faire des opérations complexes comme 4 + 5 est égal à 9 par exemple. Seuls les êtres humains réalisent de manière générale des additions ou des soustractions précises. En langue comme en arithmétique, ce sont des processus analogues qui sont à l’œuvre. Là où les mathématiques manipulent des chiffres, les langues manipulent des mots. Utiliser ces derniers permet de faire des combinaisons, de les ordonner pour en tirer du sens. C'est à partir d’eux qu’il est possible de construire des raisonnements et des déductions. Le langage utilise d’ailleurs des connecteurs logiques tels que « et », « ou », « si… alors », etc., pour réaliser des inférences.
Il est également intéressant de noter que le langage influence lui aussi, dans une certaine mesure, notre façon de calculer et de raisonner. Nos capacités logiques et mathématiques découlent d’ailleurs, vraisemblablement, de notre capacité à générer un langage. Ce dernier nécessite, pour sa compréhension scientifique, de recourir à des méthodes formelles précises. Cette précision se révèle indispensable si vous voulez fonder une « science du langage » inspirée du modèle explicatif qui a eu tant de succès dans les sciences naturelles.

Vous cartographiez les langues. En quoi cela consiste-t-il et pourquoi ?

Pour reprendre la comparaison avec les mathématiques, former une phrase rappelle en quelque sorte le phénomène des figures fractales en géométrie. Ce sont des figures dont les détails se répètent à toutes les échelles. Concrètement, si vous grossissez une partie d’une fractale, vous retrouverez la même structure encore et encore. En réalité, ces fractales sont récursives, comme le langage. La récursivité permet de créer des formes incroyablement complexes et dont parfois l’aspect esthétique se révèle assez remarquable. De la même façon, former une phrase, à l’origine, part d’un mécanisme combinatoire simple. Mais ce mécanisme peut engendrer récursivement des structures extraordinairement complexes.
La carte permet de visualiser de façon claire et détaillée la complexité de certaines structures. Pour continuer la métaphore avec les sciences, nous pouvons prendre celle d’une molécule. Nous pouvons penser la phrase comme une molécule composée d’atomes, dont les atomes seraient les morphèmes, les entités les plus petites ayant un sens. La cartographie est un vaste projet descriptif, parce que de cette façon vous pouvez répertorier toutes les zones de l’arbre syntaxique à travers les langues. Un aspect très important que les représentations cartographiques permettent de mettre en avant, c’est le caractère strictement hiérarchique du langage. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’une phrase est une structure arborescente avec des composantes hiérarchisées. Quand vous entendez une phrase, vous construisez mentalement, en temps réel, l'arbre de cette structure, ce qui est essentiel pour en comprendre le sens.

À vouloir contenir une langue au sein d’une représentation mentale comme une carte, n’y a-t-il pas un risque à lui faire perdre une partie de sa richesse ?

Ce risque existe, c’est un risque inhérent dans la méthode scientifique classique. Cette dernière part toujours du plus simple pour aller ensuite vers la complexité. Lorsque Galilée a voulu décrire le mouvement en physique, il n’a pas essayé de décrire un mouvement compliqué comme le déplacement d’un animal ou celui de l’eau. Il a d’abord essayé de décrire celui d'une boule sur un plan incliné. De la même façon, nos représentations commencent par décrire des combinaisons simples puis elles gagnent progressivement en complexité.
Plus elles gagnent en complexité, plus elles deviennent exhaustives. Lorsque nous réalisons ces cartes, nous mettons en lumière l’organisation hiérarchique entre les entités d’une même langue. Certaines hiérarchies, en particulier les hiérarchies associées aux éléments fonctionnels (les mots grammaticaux comme les articles, les auxiliaires, les différents types de conjonction, etc.) se révèlent très riches et bien plus profondes que ce que nous pensions au départ. La richesse des cartes fonctionnelles est justement l’un des aspects qui nous a surpris.

Quelles langues reste-t-il encore à cartographier ?

Combien de langues sont parlées dans le monde en ce moment ? Si vous lisez les manuels, ils parlent d’environ sept mille langues. En réalité, ce nombre est largement sous-estimé, par exemple si nous incluons toutes les variétés dialectales parlées dans le monde.
Prenez par exemple le chinois : il y a le chinois officiel, le mandarin, mais un très grand nombre de variétés dialectales sont parlées en Chine. De même pour les langues romanes, germaniques, etc. Cela signifie qu’il y a encore un travail descriptif énorme à faire. C’est un peu comme en biologie. Les espèces qui ont été classifiées et caractérisées ne sont qu'une fraction des espèces qui existent. C'est un projet de très longue haleine.

À quoi cet inventaire des structures des langues du monde va-t-il servir ?

Il peut servir, par exemple, à mieux comprendre l’acquisition de la première langue, ainsi que des langues étrangères. L’acquisition du langage ressemble beaucoup à la croissance d’un arbre dont les ramifications sont autant de structures syntaxiques acquises. Si nous observons le développement du langage chez l’enfant, nous pouvons nous rendre compte que les premières branches partent d'un noyau relativement petit, puis elles poussent progressivement, jusqu’à la maîtrise de structures plus complexes, suivant des stades précis. Une meilleure compréhension théorique des ramifications et des détails des arbres peut aider, par exemple dans le cadre de l’apprentissage d’une deuxième langue.
Si vous comparez des langues comme le français et l’anglais, il existe des différences subtiles qui rendent l’apprentissage de la deuxième langue plus compliqué. Je prends l’exemple de la position de l’adverbe par rapport au verbe. Si vous dites naturellement « je vois souvent Marie » en français, vous direz « I often see Marie » en anglais. Alors que l’adverbe est placé après le verbe en français, l’ordre change en anglais, où l’adverbe est placé avant le verbe. Ces propriétés fines représentent des sources d’erreurs fréquentes chez les apprenants d’une langue étrangère. Ce sont des différences qui peuvent nous aider à voir et comprendre les arbres cartographiques des deux langues. Les méthodes d’enseignement des langues étrangères peuvent s’inspirer et tenir compte des résultats des recherches en linguistique. Il y a en effet beaucoup de travaux intéressants, par exemple au Brésil, sur l’utilisation de ces arbres afin d’améliorer les méthodes d’enseignement des langues étrangères.
Nous avons ici un exemple typique du rapport entre recherche fondamentale et recherche appliquée. La recherche fondamentale éclaircit les propriétés basiques des structures du langage et la recherche appliquée tient compte de ses résultats pour mettre en place des méthodes d’enseignement plus naturelles et plus efficaces.

En dehors de l’apprentissage, y a-t-il d’autres domaines où ces recherches pourraient avoir un intérêt ?

Connaître et maîtriser ces structures pourrait se révéler utile afin de corriger des pathologies ou des troubles du langage. Cela permettrait de mettre au point des programmes de rééducation encore plus pertinents afin d’aider et d’accompagner certains patients. C’est particulièrement vrai pour les troubles du développement du langage ou pour les troubles de l’adulte comme les aphasies.
Prenons le cas de la dyslexie, qui est un trouble de la lecture. Pour la prendre en charge correctement, il faut comprendre dans le détail quelle est la nature du problème. Or, le terme de dyslexie est trop vaste, car il y a des formes différentes de dyslexie, qui exigent des formes d’intervention différentes. Si nous voulons avancer sur ces terrains, nous avons un énorme travail pluridisciplinaire à fournir. Le linguiste pourra identifier les différents types de problèmes grâce aux outils raffinés des modèles linguistiques, tandis que le neuroscientifique pourra montrer quels mécanismes cérébraux sont à l’œuvre lors de l’apparition de ces dysfonctionnements.
L’étude du langage reste d’ailleurs un phénomène complexe du fait de cette dimension pluridisciplinaire. Elle est à la croisée de nombreuses disciplines comme les neurosciences, mais aussi la psychologie cognitive, l’informatique et la linguistique computationnelle, ou encore l’anthropologie, puisque, finalement, comprendre le langage reste indispensable afin de comprendre le rapport entre une langue et la culture des individus qui la parle.

Propos recueillis par Emmanuelle Picaud