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L’interdisciplinarité est un moteur de créativité

Entretien avec Thomas Lecuit

Thomas Lecuit

Thomas Lecuit est biologiste. Il s’intéresse à la notion d’information biologique et à la morphogenèse, c’est-à-dire aux processus qui régissent le développement des structures du vivant. Ses travaux, comme ses cours, sont un terrain fertile d’interdisciplinarité où se mêlent sciences biologiques, physiques et computationnelles.
Depuis 2016, Thomas Lecuit est professeur titulaire de la chaire Dynamiques du vivant au Collège de France.

Comment votre intérêt pour la morphogenèse est-il né ?

Thomas Lecuit : J'ai toujours été fasciné par la question de l’émergence. Autrement dit, l'apparition de structures plus ou moins complexes à partir de quelque chose de fondamentalement simple. Un exemple qui interpelle nombre d'enfants, moi y compris à l'époque, est celui du papillon qui se forme à partir de la chrysalide. Si l’on jetait un œil à l’intérieur d’une chrysalide en plein développement, on ne verrait apparemment que du liquide. Face à ce constat, on peut se demander : quelle est l'information initiale nécessaire et suffisante pour rendre compte de l'apparition de la structure vivante plus complexe ? Comment passe-t-on du liquide informe au papillon ? C'est une question très profonde dans les sciences, qui se pose véritablement dans plusieurs domaines de la physique et est particulièrement frappante en biologie, où elle est très ancienne. Elle avait déjà intéressé Aristote, donné naissance aux premières théories du développement animal, à l'époque des Grecs antiques, et a été le fil conducteur de nombreuses théories du vivant à travers les siècles. Ce qui est intéressant, c'est qu'à certains égards, elle a permis de s’interroger sur le propre du vivant. Pour moi, cette fascination est donc très ancienne et elle n'a eu de cesse de convoquer des disciplines variées. Au début, j'avais une approche purement génétique ou biochimique de la question et au fil des années, depuis vingt ans, j’ai également pris en compte des notions issues de la physique.

Vous cherchez à comprendre le paradoxe fondamental de la matière vivante. Quel est-il ?

Ce paradoxe réside en cela que, lorsque l’on observe le vivant, on aperçoit une forme dotée d’une apparente stabilité, d’une permanence. On se regarde dans une glace un jour, et l’on y verra la même chose le lendemain. Mais, si l’on s’intéresse aux processus qui nous régissent à l'échelle cellulaire et moléculaire, on découvre que, cette apparente permanence cache une très grande dynamique : les composants de la matière vivante sont en constant renouvellement. Quelques dizaines de secondes pour les éléments moléculaires, jusqu'à quelques minutes, heures ou journées pour les composants cellulaires. Rien n'est vraiment stable. C'est ce qui est tout à fait contraire à l'intuition que l'on a d'une forme permanente. Prenons l’exemple de la construction d’un bâtiment : celui-ci sera stable, car ses composants auront été scellés de façon stable. C'est différent pour le vivant pour lequel la permanence va de pair avec une capacité d'adaptation à des environnements différents. C'est une forme de permanence qui ne dépend pas de la stabilité des interactions locales, mais plutôt qui coexiste avec et dépend même d’une dynamique permanente. Mais alors, qu'est-ce qui assure la capacité de maintenir la forme si les composants sont en renouvellement constant ? L’étude des systèmes dynamiques en physique nous a beaucoup éclairés sur ce point. Et c’est là aussi qu’intervient le concept important d’information, auquel nous reviendrons.

Comment vos travaux ont-ils permis d’éclairer ce paradoxe ?

Avant toute chose, nos recherches ont mis au jour ce paradoxe du vivant. Les développements de la microscopie, ces dernières décennies, nous ont permis de caractériser aux échelles moléculaire et cellulaire les processus morphogénétiques et ces dynamiques. Le point de départ de nos recherches, c'est ce que l'on savait déjà : les acquis des sciences biologiques des années 1980-1990, selon lesquels un déterminisme génétique dicte les processus morphogénétiques au cours du développement animal et végétal. Nous avons un cadre conceptuel pour expliquer comment l'activité génétique – et la biochimie qui en est la traduction – permet de transmettre d'une génération à l'autre l’information qui met en œuvre la construction d'un nouvel organisme. Par exemple, le système d’information qui définit les coordonnées spatiales de chaque cellule dans un tissu ou un embryon. On a pu s'appuyer sur cet héritage scientifique, mais on s'est aussi rendu compte que cette information génétique, si elle est importante, est insuffisante pour rendre compte de la dynamique de l'acquisition d'une forme. En premier lieu, nos recherches ont permis de comprendre que la mécanique cellulaire est la source de la dynamique interne d’une structure en développement, un embryon ou un organe. Nous avons caractérisé les processus dynamiques, puis nous avons essayé de comprendre les processus mécaniques qui produisent les forces nécessaires aux mouvements caractéristiques de la dynamique du vivant. Comme tout mouvement a une cause qui est une force, on se pose la question de l'origine de cette force. En second lieu, nous avons caractérisé l’information qui structure dans l’espace et le temps la mécanique cellulaire et l’émergence de formes complexes. Cette information n’est pas strictement génétique.

La notion d’information biologique doit donc évoluer ?

Oui, et aujourd'hui, nous sommes en train d'élargir ce concept. Traditionnellement, et si vous demandez à n'importe quel scientifique ce qu’est l'information biologique, il vous répondra que c'est ce qui prescrit une dynamique et in fine, la forme, d’une structure vivante. Autrement dit, le patrimoine génétique informerait et déterminerait tous les processus cellulaires, en établissant les coordonnées des cellules et en prescrivant des mouvements de façon déterministe. Mais nous voulons redéfinir cette conception de l'information pour mieux comprendre les dynamiques du vivant. D’abord, en élargissant sa nature : ce n'est pas que de la génétique. L'information, c'est quelque chose qui a la capacité de coder l'espace et le temps ; la longueur d'un tissu biologique, ou encore le nombre de cellules qui le composent. Or aujourd'hui, nous proposons que l'information a certes une composante génétique et chimique, mais aussi une composante strictement mécanique et géométrique. Ensuite, nous caractérisons les modalités de déploiement, ou de flux, de cette information. On peut penser qu'elle circule selon un plan hérité initial, de haut en bas avec une structure très hiérarchique et de manière déterministe. Cependant, on peut aussi concevoir le flux d’information au sein d’un système autoorganisé, fondé sur des fluctuations stochastiques locales et des rétroactions. Un exemple type de ce système est la fourmilière ; il n'y a pas de plan d'organisation général, mais des règles locales qui permettent de construire un tout. On veut alors comprendre comment de nouvelles informations sont produites. Tout système biologique repose sur ces deux modalités de flux d’information.

Quelles sont les potentielles applications (biologiques, médicales…) de vos recherches sur les forces qui régissent la cohésion de l’organisme ?

Les processus pathologiques ne peuvent être compris que si les processus physiologiques normaux le sont aussi. Les études sur le développement et la morphogenèse ont inspiré une considération meilleure des processus mécaniques impliqués, en particulier dans le cancer. Aujourd'hui, tout un champ d'investigation biologique à visée thérapeutique consiste à mieux comprendre et tirer profit des capacités naturelles de renouvellement et de réparation des organes, notamment par l'activation de cellules souches, pour essayer de réparer des anomalies liées à des lésions génétiques. On parle ici de biologie synthétique ; on va essayer de reconstituer in vitro un organe, ou un embryon. Ces approches permettent de comprendre les informations qu'il faut donner à ces cellules pour qu'elles puissent former une structure et ce qu'elles sont capables de faire d’elles-mêmes par autoorganisation. Typiquement, on se rend compte qu'elles n'arrivent pas à atteindre leur destination sans l’information dont elles doivent hériter. Donc, par un jeu de construction, on leur apporte ce qui leur manque pour produire la structure physiologique : c'est une façon de tester des hypothèses sur l'information héritée – le programme déterministe – et sur l'information nouvellement produite par autoorganisation. Il va s'agir d'un certain cocktail chimique, de conditions initiales favorables à leur propre différenciation, d’un environnement géométrique et mécanique, qui favoriseront ou non leur déploiement. Toute une branche de la morphogenèse essaie de reproduire ces formes in vitro afin de réimplanter des organes cultivés dans un organisme et de suppléer à un dysfonctionnement physiologique ou de réparer des lésions tissulaires associées au vieillissement.

Vous dirigez le Centre Turing des systèmes vivants, où collaborent biologistes, physiciens, informaticiens et mathématiciens. Pourquoi cette interdisciplinarité est-elle indispensable ?

Très tôt, nos propres recherches nous ont amenés à collaborer avec des physiciens, car nous nous posions des questions de physique : quelle est la nature, l'origine des forces en jeu dans les processus développementaux ? Il nous a fallu étudier les propriétés mécaniques du matériau auquel s'appliquent les forces pour en comprendre les réponses. Un ressort, par exemple, est élastique : vous pouvez le déformer, mais une fois la force retirée, il reprend sa forme initiale. Un liquide, qui est visqueux, peut s'écouler mais une fois la force retirée, il ne reprend pas sa forme initiale. Or, les matériaux biologiques sont à la fois élastiques et visqueux. Les physiciens sont nécessaires pour caractériser ces processus physiques, mettre en place des expériences et effectuer des mesures qui permettent d’obtenir des données plus quantitatives. Les processus biologiques étant très complexes, on n'est jamais certain de connaître toutes les variables du système ; dans une montre ou une voiture, il y a un nombre connu de pièces mais dans un organisme, on ne connaît pas les fonctions de toutes les molécules. De plus, leurs interactions sont souvent non linéaires. Quand on établit un modèle théorique, on décrit précisément les règles du système, ses composants, ses interactions... Donc, il nous faut des modèles de prédiction, qui vont nous servir de référence pour savoir si l’on comprend bien un système. On peut alors tester si l'hypothèse rend compte du processus observé. Si la prédiction ne fonctionne pas, il faut jongler entre l'expérience et le modèle théorique, et c'est pour cela que l'on a besoin d'implémentations mathématiques et de simulations informatiques. Graduellement, en posant des questions d'apparence simple, on en vient à collaborer entre biologistes, physiciens et informaticiens, pour l'analyse de jeux de données de grande dimension et très complexes. Pour extraire des informations pertinentes, on fait appel à l'intelligence artificielle, ou encore à des procédures d’apprentissage profond. Notre itinéraire de recherche est fondamentalement interdisciplinaire, et c'est ce qu'il se passe de plus en plus à une échelle internationale.

Comment cette interdisciplinarité s’est-elle mise en place dans votre recherche ?

Cette démarche a pris de l’ampleur quand j'ai effectué une année sabbatique en Inde, où j'ai collaboré avec un physicien théoricien et un biologiste cellulaire. Cette expérience m’a conduit à réfléchir aux moyens de construire à Marseille un écosystème de recherche qui serait plus intrinsèquement pluridisciplinaire, et qui bénéficierait à tous ses acteurs. En 2012, dans le cadre du programme d'investissement d'avenir, puis en 2016, j'ai obtenu des fonds importants pour mettre en place avec mes collègues cet écosystème et accueillir des non-biologistes intéressés par la biologie. Pour cela, il fallait tout d’abord de l'excellente biologie, qui attire et inspire les collaborateurs, puis des appels d'offres pour recruter des chercheurs en physique, informatique, et mathématiques. En dix ans, cent cinquante à deux cents personnes nous ont rejoints ; des étudiants en thèse, des postdoctorants, des ingénieurs et des chercheurs permanents. On a maintenant une visibilité internationale très nette et une diversité de profils de recherche remarquable. Ensuite, il fallait faciliter les collaborations ; tout étudiant recruté a au moins deux encadrants de thèse ou de postdoctorat. Comme chaque collaboration permet de recruter quelqu'un, cela forme un maillage, un réseau d'interactions. Enfin, nous avons mis en place des formations interdisciplinaires : en formant les biologistes à la physique, et inversement, ce qui se fait dans le cadre de formations doctorales et de masters. Notre master de biologie computationnelle et mathématiques, l’illustre bien. Certains de mes cours au Collège de France forment la base de ces enseignements que je dispense avec une mathématicienne et un informaticien dans ce master. Le mot d’ordre, c’est de créer un lieu d'interaction qui encourage la nouveauté. L’interdisciplinarité est un moteur de créativité.

Depuis 2017, vous occupez la chaire Dynamiques du vivant au Collège de France. Que tirez-vous de cette expérience ?

C’est pour moi une expérience extraordinaire. En particulier, les cours que je dispense au Collège me permettent de mettre en pratique mon interdisciplinarité. J'y explique la physique aux biologistes et la biologie aux physiciens. Mon public, lui-même, est constitué sur ce principe. Cela correspond finalement à la philosophie de mon équipe et les efforts que je déploie au Collège vont de pair avec ceux que je mets en œuvre dans mon travail quotidien de recherche et d'enseignement. Du reste, c'est vraiment lorsque l'on enseigne que l'on vérifie la solidité de nos acquis et de notre compréhension. Cela me permet d'élargir mon champ d'investigation par mes enseignements. En effet, j'étais par exemple intéressé par des questions de forme, mais aussi de contrôle de la taille des structures. Donc pendant deux années, je me suis dédié à ce sujet que je ne connaissais pas très bien, pour en constituer un cours et, en retour, cela a enrichi nos propres recherches de nouveaux axes directement inspirés de mes cours. Cette approche m’a ancré de manière d’autant plus importante à cette notion d'interdisciplinarité : enseigner c'était ce qui manquait le plus à ma carrière, et le Collège m’a permis de le découvrir.

Propos recueillis par William Rowe-Pirra