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Matilde Manara, chercheuse en littérature comparée

Chemins de chercheurs

La place du féminin chez Paul Valéry ! Tel est l’objet de recherche de Matilde Manara, chercheuse en littérature comparée.

Matilde Manara

À quel moment avez-vous commencé à travailler sur Paul Valéry ?

J’ai commencé à m’intéresser à Paul Valéry vers la fin de mes études de master, au moment où je me suis mise à le lire avec passion et intérêt. Je ne pensais pas faire de recherches sur lui : c’est par la suite, pendant mon Erasmus à Paris et la préparation de mon projet de thèse, que j’ai voulu l’insérer dans mon corpus. Valéry est un auteur canonisé, et pourtant relativement peu étudié aujourd’hui. On peut l’aborder à partir de disciplines et d’approches très différentes et s’en servir pour interroger les enjeux relatifs à la naissance et aux transformations de la tradition littéraire occidentale.
Pendant ma thèse, je me suis concentrée sur quatre auteurs qui sont souvent associés au courant moderniste, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’une posture ou d’une situation. Les écrivaines et écrivains rattachés au modernisme entretiennent une relation particulière avec leurs modèles d’écriture (et parfois même de pensée ou de comportement), et s’engagent avec eux dans un dialogue qui n’est pas sans présenter des éléments de conflit. Parmi ces auteurs, Valéry est l’un de ceux qui ont le plus problématisé la question de l’héritage littéraire.

Comment êtes-vous arrivée auprès de la chaire du Pr William Marx après votre thèse ?

J’ai suivi les séminaires du Pr Marx à l’Université Paris Nanterre, en 2016. En 2021, il a fait partie de mon jury de thèse, m’invitant à poser ma candidature pour la bourse Anna Caroppo de la Fondation du Collège de France pour l’année suivante de ma soutenance. Ses travaux autour de Valéry et la publication des Cours de poétique m’ont naturellement amenée à proposer un projet sur Valéry, que je souhaitais cependant étudier sous un angle peu exploré. J’ai également voulu donner à ce projet, qui est financé par une bourse réservée à des chercheuses, une perspective d’étude de genre.

Vos recherches comportent un important travail d’archives…

Je m’intéresse à un cahier inédit de Valéry dont le titre raccourci est Agar-Rachel-Sophie. Il s’agit du cahier préparatoire à l’anthologie de petits récits, volontairement interrompus, intitulée Histoires brisées et parue en édition posthume en 1950. Dans ce laboratoire, Valéry développe un ensemble d’expériences d’écriture, presque toutes menées à la première personne du féminin. Or, dans son œuvre la place accordée au féminin est très vaste : pensez à la protagoniste de La Jeune Parque, à la femme et à la nièce de Monsieur Teste ou encore à Lust dans Faust. Je me suis intéressée à ces stratégies de féminisation, car il m’a semblé que, dans le cahier Agar-Rachel-Sophie, Valéry se sert du Je féminin pour explorer des sujets et des genres littéraires auxquels il ne se serait pas permis de s’adonner dans une écriture masculine, et donc plus immédiatement identifiable comme personnelle. Tel est notamment le cas de l’autobiographie et du récit, deux formes qui sont pour lui extrêmement problématiques, à la fois en raison du rapport qu’elles entretiennent avec la mimesis et du recours utilitaire qu’elles ont au langage.

Quelle forme matérielle prennent ces carnets ou ces journaux ?

On a tendance à confondre les cahiers dits « du matin » (qu’on connaît surtout pour l’anthologie divisée en rubriques rassemblées entre 1973 et 1974 par Judith Robinson dans la « Bibliothèque de la Pléiade ») des cahiers que Valéry consacrait à un projet spécifique, comme il semble être le cas pour Agar-Rachel-Sophie. Dans ce type d’objets, on trouve souvent des fragments qui ont l’air extrêmement travaillés et dont l’organisation n’aboutit pourtant à aucune forme finie. Le cahier que j’analyse peut dès lors être lu comme une phase de travail intermédiaire à remplacer par le recueil achevé (les Histoires brisées) ou bien comme un modèle idéal d’écriture inachevée. Tous les genres, littéraires et sexuels, y sont explorés : le conte, certes, mais aussi le journal, le poème en vers, le dialogue, l’aphorisme. Comme l’indécision du titre le laisse entendre (des prénoms tracés et rayés, suivis de points d’interrogation en peinture jaune, sont écrits sur sa couverture), le Je du carnet n’est à bien regarder pas un, mais une et plusieurs.

Que signifie « la place du féminin chez Paul Valéry » ?

Dans le cas de ce cahier, c’est assez complexe à définir. Micheline Hontebeyrie a identifié trois campagnes d’écriture, chacune rattachable à une figure féminine cruciale dans la vie de Valéry : Catherine Pozzi, Jean Voilier et Renée Vautier reviennent dans le carnet sous pseudonymes, comme des sortes de personnages de fiction qui s’échangent la place de l’énonciation avec Valéry. Mon impression est que ce dernier s’essaie également à la rédaction d’une sorte de journal fictif de jeune fille, récupérant des éléments biographiques de la vie des trois femmes et les mélangeant avec d’autres, tirés de la sienne. Les exercices d’écriture qui en résultent sont assez sensuels : très distants donc de l’image plutôt froide et intellectuelle qu’on accole à l’œuvre de Valéry.

Matilde Manara en train de lire

Pouvez-vous nous expliquer votre discipline, la littérature comparée ?

La littérature comparée est une discipline relativement jeune. Elle naît à la fin du XIXe siècle, mais ne rentre dans les cursus universitaires qu’à la moitié du XXe siècle. Sa définition ainsi que son état font encore l’objet d’un débat. Un élément commun aux différentes approches consiste à interroger des objets culturels (littéraires ou non) en les comparant. Le point de départ pour cette comparaison peut être historique, générique, thématique : ce sont les écarts et les différences plus que les ressemblances qu’il s’agit de faire jaillir et de mettre en valeur.

Avez-vous toujours été intéressée par la littérature ?

J’ai grandi dans une famille qui attachait une vague valeur symbolique à la littérature. On ne m’a jamais empêchée de suivre un parcours en sciences humaines, et ce même si en Italie un tel choix n’est pas évident. J’ai pu faire des lettres classiques dès le lycée et c’est pendant cette période que j’ai commencé à lire (notamment beaucoup de poésie) et à questionner cet héritage familial. En y repensant, lorsqu’on m’a offert Matilda de Roald Dahl (je devais avoir six ou sept ans), je me suis immédiatement identifiée à cette fille en lutte contre un monde qui l’empêche de suivre sa vocation et qui par la lecture peut s’en protéger.

Dans son premier cours cette année, le Pr William Marx a parlé de « l’atelier du chercheur ». Qu’est-ce qu’une journée de travail pour une chercheuse en littérature ?

Lorsque je dois travailler sur des manuscrits, je me rends au site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France. En ce moment, je consulte le fonds de Catherine Pozzi. J’ai remarqué plusieurs passages du carnet de Valéry qui recoupent ceux de ses journaux : on sait du reste qu’ils avaient l’habitude d’écrire et de dessiner à deux mains, et il est passionnant de remarquer combien cette expérience permet de repenser les stéréotypes généralement associés à l’écriture féminine (la plupart du temps identifiée avec l’expression des sentiments dans des genres dits préesthétiques comme le journal ou la correspondance, justement). Je mène à la fois une analyse génétique, de la construction du texte, et une analyse générique, qui interroge les enjeux de l’écriture du journal ou du récit. Ces journées d’étude sont souvent solitaires, mais je rencontre une fois par mois les deux équipes auxquelles je suis rattachée, l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes) et le CERC (Centre d’Études et de Recherches Comparatistes de la Sorbonne Nouvelle), ainsi que le Pr Marx. Ce sont des moments d’échanges importants.

Allez-vous continuer à travailler sur ces questions par la suite ?

La bourse et le projet de recherche actuel s’arrêtent l’an prochain et la suite est donc très incertaine. Outre les activités dont nous venons de parler, le Pr Marx a eu la gentillesse de m’impliquer dans l’organisation du colloque « Valéry au Collège de France », qui aura lieu en juin 2023, et qui s’annonce passionnant. En parallèle, je commence ma campagne de candidatures pour les postes de maîtresse de conférences, j’édite la correspondance d’une poétesse italienne (Amelia Rosselli) et prépare un projet sur Marcel Proust, qui comme pour beaucoup a exercé une extrême fascination sur moi. J’aimerais développer la question des personnages féminins dans À la recherche du temps perdu, et réfléchir à leur éducation intellectuelle et littéraire.

La Dr Matilde Manara est lauréate de la bourse Anna Caroppo de la Fondation du Collège de France 2022. Elle travaille sous la direction du Pr William Marx du Collège de France sur un projet de recherche intitulé « Trouvez Rachel ! Stratégies de féminisation dans les cahiers de Paul Valéry et d'Antonin Artaud ».

Photos © Patrick Imbert
Propos recueillis par Aurèle Méthivier