Biologiste, Virginie Courtier-Orgogozo étudie les mécanismes génétiques impliqués dans l’évolution, afin de mieux comprendre les origines et l'avenir des espèces, avec une approche aussi scientifique que philosophique. Elle travaille aussi sur une biotechnologie expérimentale, le forçage génétique, dont elle évalue les risques à court et long termes.
Elle est invitée sur la chaire annuelle Biodiversité et écosystèmes, qui bénéficie du soutien de la Fondation Jean-François et Marie-Laure de Clermont-Tonnerre.
Comment est né votre intérêt pour l’évolution des espèces et ses mécanismes sous-jacents
Virginie Courtier-Orgogozo
Si l’évolution emprunte un nombre limité de «
Quand j'ai commencé mes recherches, j'étais plutôt proche des idées du paléontologue américain Stephen Jay Gould qui pensait, au contraire, que l’évolution comporte de nombreux phénomènes aléatoires imprévisibles et que l’espèce humaine est un pur produit du hasard. Pour lui, rien ne prédisposait les ancêtres des humains à réussir. D'autres groupes d’espèces auraient très bien pu acquérir une position dominante sur Terre, à notre place. Il s'était intéressé à la faune de Burgess, et notamment aux petits fossiles de Pikaia gracilens, précurseurs des vertébrés ayant l’aspect d’une anguille, qui n'avaient rien de particulier les différenciant des autres animaux de leur époque. Ce qui est intéressant est que Simon Conway Morris, paléontologue anglais reconnu, a étudié les mêmes fossiles que Gould et est arrivé à une conclusion diamétralement opposée. L’évolution de la vie est un processus qui ne s'est produit qu'une seule fois sur Terre. On peut se demander si, dans d'autres conditions, elle aurait donné la même chose. C'est une expérience de pensée intéressante, mais, fondamentalement, nous n'en savons rien. Pour Morris, sur d'autres planètes, si les conditions sont réunies pour que la vie évolue, on retrouvera des arbres qui formeront comme chez nous des forêts vertes. En effet, pour capter l'énergie lumineuse, il y aura de la compétition entre les êtres vivants. Donc, les plus hauts domineront et formeront des troncs. Les feuilles existeront également, car elles maximisent la surface d’absorption de la lumière. Et elles seront vertes parce que c’est la couleur de la molécule la plus à même de capter cette énergie lumineuse
Vous avez créé la base de données Gephebase1 qui recense les gènes et mutations responsables de différences morphologiques, physiologiques et comportementales chez les plantes et les animaux. Comment avez-vous mis en place cette compilation
Quand j'étais en postdoc à l'université de Princeton, aux États-Unis, chaque laboratoire dans le monde s'intéressait à un petit groupe d’espèces proches et étudiait les différences d'un ou deux traits de caractère. Il n'y avait pas de synthèse générale de toutes ces données collectées par différentes équipes. Donc, avec mon directeur David Stern, on s'est dit qu'il serait intéressant de toutes les réunir. Cela a commencé par un fichier Excel, contenant trois cent trente et un cas, publié dans un article scientifique. Il m’a paru important de poursuivre ce projet, mais c’était un travail énorme, car il fallait passer en revue des centaines d'articles par an. Aussi, quand Arnaud Martin, que je ne connaissais pas à l'époque et qui est devenu depuis l’un de mes grands collaborateurs, m'a contactée par mail pour continuer ce travail, je lui ai répondu que ce n’était pas possible
Vous travaillez aussi sur la notion de forçage génétique. De quoi s’agit-il
C'est une nouvelle biotechnologie, en cours de développement dans les laboratoires. Son objectif est de propager rapidement une modification génétique souhaitée dans une population naturelle. Quelques individus «
Quels sont ces risques
L'un des risques non négligeables est que l'ADN contenant le gène de forçage se transmette à d'autres populations que celle qui est ciblée

Quelle est votre approche, en tant que chercheuse sur le forçage génétique, face aux questionnements éthiques et aux inquiétudes que soulève cette technique chez le grand public ?
Selon moi, cette technique de forçage génétique n'est pas assez connue du grand public. J'œuvre pour essayer de la faire sortir de l’ombre et inciter un débat qui impliquerait toute la société ; notamment en donnant des conférences, en répondant à des journalistes et à des étudiants, ou à travers les cours que je vais dispenser au Collège de France. Dans le cas du moustique, l'une des options envisagées est de procéder à des lâchers réguliers de moustiques porteurs du gène de forçage. Il est donc indispensable que la population locale soit informée. En effet, il est contre-intuitif d’imaginer que, pour lutter contre le paludisme, on va libérer encore plus de moustiques, alors que le but est de les éliminer. Personnellement, je ne pense pas qu'il faille à présent rejeter en bloc cette technique. Il est facile pour nous, qui vivons en France et dont les enfants ne risquent pas de mourir de cette maladie, d’écarter cette technologie. Si nous vivions en Afrique, nous serions peut-être enthousiastes à l’idée qu’une nouvelle piste de lutte soit envisageable. La question de l’utilisation du forçage génétique dans la nature doit être examinée en profondeur, indépendamment pour chaque application potentielle. Ce n’est pas parce qu’on aura utilisé le forçage génétique avec succès contre le paludisme qu’il faudra accepter de l’utiliser aussi pour lutter contre un ravageur de culture. Je crois qu’à ce stade, il faut absolument faciliter les débats à l’échelle de toute la société et prendre en compte la diversité des opinions.
Vous êtes, cette année, titulaire de la chaire
Cette nomination est l'occasion de porter auprès du public ma réflexion sur le domaine de la biologie. Jusqu'à présent, mes recherches consistaient surtout à comprendre le monde vivant. Face à cette crise importante de la biodiversité que nous traversons, je m'interroge sur les apports de la biologie et sur ce qui nous a conduits, nous humains, à la situation actuelle, malgré toutes les connaissances que nous avons acquises. Je voudrais profiter de ces cours au Collège de France pour poser un regard un peu plus critique sur ma discipline et parler de nos biais humains. Je me pencherai sur les nouveaux résultats de la biologie et porterai ma réflexion sur les nouvelles visions du vivant qui émergent de ces recherches, en espérant qu’elles puissent aider les nouvelles générations à faire en sorte que notre planète reste habitable le plus longtemps possible. Il y a cette idée fantaisiste selon laquelle cette crise n'est pas si grave, car on pourra aller coloniser d'autres planètes. Cependant, cela n'est pas une option. Nous n'avons qu'une seule planète, la nôtre. Notre espèce n'est pas adaptée pour voyager et aller s’installer ailleurs dans l'univers. Nous avons besoin de mieux comprendre la biodiversité sur Terre pour mieux vivre. En tant qu'humains, nous sommes souvent fascinés par les machines que nous créons, par exemple le dernier smartphone en vogue. En revanche, l'achat d'une tomate au marché ne nous émerveille pas. On prend cela pour acquis. Pourtant, les plantes sont incroyables
Propos recueillis par William Rowe-Pirra
[1] gephebase