Débats d'histoire

Avril 2016 : Shakespeare

Avec : Roger Chartier, professeur du Collège de France et François Laroque, professeur émérite à l’Université Paris III.

Shakespeare ou « homme-océan »

Dans son William Shakespeare, publié en 1864, comme immense préface à la traduction en 18 volumes de son fils François-Victor, Victor Hugo écrit : « le 23 avril 1616, le même jour, presque à la même heure, Shakespeare et Cervantès moururent. Pourquoi ces deux flammes soufflées au même moment ? Aucune logique apparente. Un tourbillon dans la nuit ». Ce mois d’avril 2016 est donc celui du quatre-centième anniversaire de la mort contemporaine, « presque à la même heure » affirme Hugo, des deux géants de la littérature occidentale. Mais, il faut le constater, Cervantès est mort en fait le 22 avril et si Shakespeare est bien décédé le 23 avril, il vivait et mourut dans le calendrier julien conservé par l’Angleterre qui avait refusé la réforme grégorienne – qui, pour des raisons astronomiques, avait amputé de dix jours l’année 1582. Son 23 avril était donc le 3 mai dans le calendrier de Cervantès. Mais peu importe. Le 23 avril est celui de la journée internationale du livre et de la mémoire des deux auteurs. Aujourd’hui c’est à celle de Shakespeare que nous nous attacherons. Une belle occasion nous en est donnée par la parution d’un livre de François Laroque, intitulé comme le veut la collection de Plon dans laquelle il est publié, Dictionnaire amoureux de Shakespeare. Plusieurs centaines d’articles, très brefs ou très substantiels, attendus ou surprenants, guident le lecteur dans de multiples voyages au sein de l’univers de Shakespeare, l’un des rares « hommes-océans » nommés par Hugo : Eschyle, Isaïe, Dante, Michel Ange et Shakespeare. François Laroque est l’un des grands spécialistes de Shakespeare. professeur émérite à l’Université Paris III, il est l’auteur d’un grand classique, Shakespeare et la fête, et d’un best-seller, son Shakespeare comme il vous plaira, paru dans la collection « Découvertes » de Gallimard (maintes fois réédité et publié en douze langues). Il a traduit Roméo et Juliette, Le marchand de Venise et La Tempête pour le Livre de poche classique et il a été l’un des éditeurs des deux volumes du Théâtre élisabéthain publiés dans la Bibliothèque de La Pléiade de Gallimard. Avec François Laroque, nous voguerons sur l’océan shakespearien en suivant quatre thèmes. Il s’agit, d’abord, de rappeler la rareté des documents concernant Shakespeare, dont la trace ne se retrouve que dans les registres paroissiaux de Stratford-Upon-Avon, dans des actes notariés ou des procédures judiciaires, mais sans aucune archive littéraire ou personnelle. Cette absence a lancé un défi à tous ses biographes, qui doivent mobiliser les mentions du dramaturge rencontrées dans les écrits de ses contemporains et qui, souvent, doivent déduire la vie des œuvres pour placer celles-ci dans une existence dont on sait peu de choses. Cette absence a aussi nourri, depuis le XIXsiècle, l’imagination des Anti-Stratfordiens qui affirment que Shakespeare l’auteur ne pouvait être le Shakespeare rencontré dans ces maigres archives, mais soit un aristocrate ou un savant dissimulé derrière un prête-nom. Il faut ensuite reconstituer les conditions de composition et de publication des pièces et des poèmes en un temps où l’écriture en collaboration est de règle, où les histoires, les lieux communs – sublimes parce qu'universels – et les formules (par exemple « to be or not to be ») sont à la disposition de chacun et où n’existe pas la notion de propriété littéraire. De là, la mobilité des attributions des pièces et celle de la délimitation du corpus shakespearien. De là, aussi, la pluralité des textes pour une même œuvre, imprimée à partir de manuscrits utilisés pour les représentations, de copies faites pour les protecteurs ou de reconstructions mémorielles. L’analyse des conditions des représentations doit compléter celle des éditions et porter l’attention sur les différents lieux où se jouent les pièces : les théâtres publics comme le Globe, les théâtres « privés » comme celui des Blackfriars, les palais du souverain, les écoles de droit, ou les salles qui accueillent les troupes itinérantes. Enfin, à titre d’exemple, doit être présentée la réception de Shakespeare en France : elle est tardive et commence avec les Lettres anglaises de Voltaire, elle est ambivalente et infidèle (comme le montrent les traductions de Ducis), mais elle est aussi enthousiaste et romantique avec Victor Hugo et son fils. Le cas français et les traductions successives des XVIIIet XIXsiècles permettent de comprendre pourquoi il est si difficile de traduire les mots et les vers de Shakespeare.

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