Débats d'histoire

Mars 2017 : Les pensées de la fin du monde

Avec : Roger Chartier, professeur honoraire du Collège de France et Giordana Charuty, directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études en sciences sociales.

Les pensées de la fin du monde. L'œuvre d'Ernesto de Martino

Ce « Débat d’histoire » du Collège de France sera consacré à un livre très extraordinaire. Il a pour auteur un historien des religions, Ernesto De Martino, et pour titre La fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles. L’ouvrage, paru en 1977 en italien est aujourd’hui publié en traduction française par les Editions de l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales. Un livre extraordinaire, d’abord, par son histoire puisque De Martino, mort en 1965, ne l’a pas terminé et que l’ouvrage a été composé à partir des fragments rédigés, des dossiers de recherche et des notes de lecture laissés par l’auteur. Extraordinaire, aussi, parce que s’y trouvent repris dans une immense synthèse les thèmes des précédents ouvrages de cet historien ethnologue : ainsi, les formes et les fonctions des institutions magico-religieuses, les différences et continuités entre croyances chrétiennes et pratiques coutumières, les relations entre les morts et les vivants, ou encore les parentés et dissemblances entre les expériences individuelles et les rituels collectifs. Ce sont ces thèmes que La fin du monde entrecroise avec une puissance impressionnante en étudiant et comparant diverses apocalypses : celle de la tradition judéo-chrétienne, celle des peuples colonisés, celle des sociétés contemporaines ou encore, celle, qui hante les expériences et souffrances psychopathologiques.

Pour présenter l’œuvre d’Ernesto De Martino, je dialoguerai avec Giordana Charuty, qui a établi, annoté et introduit, avec Daniel Fabre et Marcelo Massenzio La fin du monde. Giordana Charuty est Directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études en sciences sociales où elle occupe la chaire « Ethnologie religieuse de l’Europe ». Parmi les ouvrages qu’elle a publiés, deux rencontres, plus particulièrement le travail d'Ernesto De Martino : en 1987 Le couvent des fous, publié par Flammarion, et en 1997, aux Éditions du Seuil, Folie, mariage et mortPratiques chrétiennes de la folie en Europe. Giordana Charuty est sans nul doute l’historienne et ethnologue qui connaît le mieux l’œuvre de De Martino. Elle lui a consacré un livre en 2009, Ernesto De Martino. Les vies antérieures d’un anthropologue et, dix ans plus tôt, elle avait dirigé avec Carlo Severi un numéro de la revue Gradhiva dont le thème était « Ernesto de Martino. Un intellectuel de transition ».

Le dialogue noué avec elle fera d’abord retour sur les livres publiés par De Martino de son vivant – et sur leur réception française. Le monde magique, paru en 1948 et traduit seulement en 1977, affirme la thèse selon laquelle les « institutions magiques » visent à apaiser les « moments critiques » des existences par les répétitions rituelles qui calment l’angoisse du devenir. En 1958, Mort et lamentation rituelle (un livre pas encore traduit) situe l’originalité du christianisme dans ce dispositif : la religion chrétienne conjure le scandale de la mort par l’attente de la résurrection, et non par les lamentations funèbres, mais il permet aussi les syncrétismes ou les formations de compromis qui associent pleureuses antiques et la Vierge comme Mater dolorosa. Sud et magie (publié en 1969) et La Terre du remords (en 1963) sont les deux autres volets des recherches ethnographiques et entreprises militantes menées par De Martino dans le Mezzogiorno après la Seconde Guerre mondiale. Traduits en 1963 et 1966, ils introduisirent son travail en France en mettant l’accent sur les possessions mystiques, comme celle des « tarentulées », guéries des morsures de l’araignée (et d’autres maux) par les danses curatives, et sur les pratiques magiques au sein des rites catholiques.

L’œuvre de De Martino fut toutefois oubliée au temps du structuralisme triomphant et elle ne resurgit que dans les années 80 ou 90 du siècle dernier, comme support de la critique de la « religion populaire » et la fondation d’une anthropologie du symbolique appliquée aux sociétés chrétiennes. Les références faites par Carlo Ginzburg à De Martino, qui, selon lui, permet l’analyse rationnelle de phénomènes irrationnels, et, plus encore, les réflexions et le travail de Daniel Fabre, qui partageait avec De Martino le thème du retour des morts parmi les vivants, ont redonné visibilité à l’œuvre de l’historien italien. L’édition française de La fin du monde, qui a recomposé le livre à partir des archives de l’auteur, s’éloignant ainsi du texte italien publié en 1977, autorise à prendre pleine mesure de l’entreprise de De Martino. Partant de la conscience contemporaine de la fin possible du monde, préfigurée par la Shoah et Hiroshima, De Martino traite dans une perspective comparatiste le discours apocalyptique du christianisme, les prophétismes et millénaristes des peuples colonisés et la disposition apocalyptique sans transcendance de temps contemporains, telle qu’elle apparaît dans les œuvres de Sartre, Camus, Moravia ou Beckett. Pour De Martino, ces apocalypses religieuses ou culturelles sont autant de réponses particulières, situées dans des contextes historiques divers, à une angoisse ou un risque « anthropologique » (au sens universel du mot), qui s’énonce dans les « apocalypses psychopathologiques », dans l’expérience vécue d’une catastrophe imminente, dans la terreur de la disparition de l’être-au-monde. De là, la formulation qui donne la clef de tout le livre : « La fin d’un monde donné peut être traitée sous deux angles différents : comme représentation culturelle historiquement déterminée et comme risque anthropologique permanent ».

L’ouvrage fait ainsi retour sur la force des logiques symboliques, opposées à une dangereuse réduction de l’activité humaine à la seule dimension économique (d’où la critique adressée au marxisme classique). Il fait retour également sur la dynamique singulière du christianisme, qui substitue aux répétions rituelles d’un acte fondateur le temps historique séparant l’Incarnation de la Parousie, et sur la proposition d’un « ethnocentrisme critique », qui permet de comprendre, à la fois, la conscience des acteurs et les conditions ou les contraintes qu’ils méconnaissent.

Ouvrage