Débats d'histoire

Octobre 2016 : Cosmopolitisme méditerranéen

Avec : Roger Chartier, professeur du Collège de France ; Guillaume Calafat, maître de conférences à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne et Romain Bertrand, professeur à Sciences Po.

Le cosmopolitisme communautaire

Nous nous retrouvons aujourd’hui pour une nouvelle série des Débats d’histoire et dont vous pouvez retrouver les enregistrements sous mon nom, Roger Chartier, sur le site du Collège de France. Les six débats de l’an dernier y sont disponibles. Mon intention est de présenter et discuter des livres récemment publiés qui, par leur apport original, obligent à faire retour sur des questions historiques importantes. Ce sera le cas en ce premier Débat de l’année universitaire 2016-17 consacré à un livre d’une historienne italienne qui est professeure aux Etats-Unis, à l’Université de Yale, Francesca Trivellato.  Cet ouvrage, paru dans la collection L’Univers historique des Editions du Seuil, a pour titre : Corail contre diamants. Réseaux marchands, diaspora sépharade et commerce lointain. De la Méditerranée à l’océan Indien, XVIIIsiècle. Il a été traduit par Guillaume Calafat, maître de conférences à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne et il s’ouvre avec une préface de Romain Bertrand, professeur à Sciences Po. En l’absence de Francesca Trivellato, c’est en leur compagnie que je vous présenterai ce livre, qui veut associer de manière originale histoire globale et micro-histoire. Je rappelle que Romain Bertrand a été notre invité pour son livre récent  Le long remords de la Conquête : Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diogo de Avila 1577-1580. Il avait publié précédemment en 2011 un ouvrage très remarqué, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIsiècle) – en l’occurrence l’arrivée des Hollandais à Java. Nous en avions parlé dans feux les Lundis de l’histoire de France-Culture. Guillaume Calafat est, pour sa part, spécialiste de l’histoire juridique et sociale des  relations commerciales et des cultures marchandes et maritimes  dans la Méditerranée des  XVIIet XVIIIsiècles. La thèse qu’il soutenue en 2013 a pour titre Une mer jalousée. Juridictions maritimes, ports francs et régulation du commerce en Méditerranée (1590-1740) et il a publié dans la revue Annales en 2011 une longue discussion du livre de Francesca Trivellato lors de sa parution en anglais.

Francesca Trivellato désigne son livre comme « une histoire globale à échelle réduite ». Histoire globale, en effet, puisque son objet est le commerce à très longue distance qui, entre XVIet XVIIIsiècle, lie le monde méditerranéen, de Lisbonne à Alep, et le continent indien. Le titre français, corail contre diamants, indique d’emblée ces échanges au très long cours qui envoient en Inde le corail des pêcheries méditerranéennes et importent en Occident les diamants extraits des mines indiennes de Golconde. Histoire globale, histoires connectées, donc, qui supposent le respect de conventions partagées, l’emploi de langages communs, la confiance et la crédibilité.   

Mais, pour Francesca Trivellato, l’échelle la plus adéquate pour entrer dans une telle histoire est donnée, et ne peut être donnée  que par l’étude dense et documentée des acteurs qui y jouent un rôle essentiel. De là, l’attention portée à une ville, Livourne, à une communauté, les Juifs sépharades qui y jouissent de possibilités et libertés qui leur sont refusées ailleurs, et à une compagnie commerciale particulière, celle des familles Ergas et Silva qui a laissé 13 670 lettres intensément analysées par Francesca Trivellato.

Pour articuler les deux dimensions de l’analyse, globale et micro-historique, elle propose la notion de « cosmopolitisme communautaire » qui montre « comment une culture marchande globale (avec ses lois et ses coutumes) peut coexister avec des réalités sociales et juridiques pleinement ancrées dans une localité ». La démonstration impose une profonde révision de deux idées trop généralement reçues : que les diasporas forment des communautés homogènes et fermées, que les coopérations commerciales à longue distance supposent l’existence d’institutions juridiques et judiciaires capables d’énoncer les droits et d’arbitrer les conflits.

L’étude de la communauté marchande des juifs de Livourne montre qu’il n’en est rien. D’une part, des dispositifs informels, comme le partage de normes communes ou d’informations réciproques, peuvent régler les relations et les différends commerciaux sans recours aux notaires ou aux tribunaux. D’autre part, il n’y a pas opposition mais association entre un capitalisme familial et communautaire (illustré par l’importance des dots dans la constitution et la préservation du capital dans les sociétés en nom collectif qui sont celles des Juifs livournais) et la confiance déposé dans des commissionnaires étrangers, Chrétiens ou Hindous. 

Le constat donne au livre son thème fondamental qui est celui de la différence dans la collaboration ou, inversement, la possibilité d’entreprises communes sans que s’effacent les hiérarchies et les préjugés. Mieux même, comme l’affirme Francesca Trivellato, « la nette démarcation des frontières entre juifs et chrétiens peut ainsi faciliter, plus qu’elle ne le gêne, le développement du commerce international ».

Ouvrage