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La nutrition au carrefour de facteurs culturels, économiques et écologiques 

Entretien avec Mathilde Touvier

Mathilde Touvier

Directrice de recherche à l’Inserm et investigatrice principale de l’étude NutriNet-Santé, Mathilde Touvier s’intéresse aux relations de causalité entre nutrition et santé humaine, avec une approche holistique et multidisciplinaire. Les travaux de son équipe participent à l’élaboration des recommandations du Programme national nutrition santé.

Pour l’année 2022-2023, elle est invitée sur la chaire annuelle Santé publique du Collège de France, chaire créée en partenariat avec Santé publique France.

Vos travaux portent sur les relations entre la nutrition et la santé. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ce sujet ?

Mathilde Touvier : J'ai toujours été attirée par le domaine de la santé humaine. À l’aube de mes études, j’ai pensé suivre un cursus de médecine, mais la prévention via la recherche m’intéressait davantage que le soin clinique. Alors, j’ai intégré l'AgroParisTech, dont la spécialisation en santé humaine est portée sur la nutrition. Puis, j’ai réalisé un crochet par la Californie, à l'université Davis, où j’ai effectué un stage avec des expériences en laboratoire sur des modèles de rongeurs, portant sur les voies métaboliques impliquées dans l’étiologie[1] de l’obésité et une hormone, la leptine. Cette parenthèse m’a permis de comprendre que je voulais travailler sur la prévention des pathologies, mais avec un champ disciplinaire qui ne soit pas fixé sur une voie métabolique particulière ; avec une approche un peu plus holistique de l'individu en somme, tenant compte des facteurs de son environnement, de son histoire personnelle et familiale, de ses comportements qui influencent le risque de maladies chroniques. Ces aspects d'épidémiologie et de santé publique ne m'étaient pas très clairs au départ, mais me sont apparus à la suite de ce stage très orienté sur la recherche expérimentale et le travail en paillasse. Lors de ma dernière année d'école d'ingénieurs, j'ai eu la chance de réaliser mon projet d'ingénieur avec l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (l'Anses), ce qui m'a donné envie de compléter mon parcours par un master (DEA à l'époque) en santé publique. À partir de là, le double cursus nutrition, santé publique et épidémiologie a pris tout son sens, et je ne regrette pas du tout ce choix, car il me correspond complètement par son impact sur la santé humaine et la prévention, avec des aspects à la fois culturels, socioéconomiques et socioécologiques ; la nutrition se situant au carrefour de tous ces facteurs.

Vous dirigez l’étude NutriNet-Santé qui, depuis 2009, vise à évaluer le lien entre les habitudes alimentaires et la santé. Comment les données sont-elles collectées et étudiées ?

L'idée, c'est de collecter via Internet un très grand nombre d'informations sur l’exposition nutritionnelle – donc tout ce qui est lié à l'alimentation, au mode de vie et aux rythmes alimentaires, mais aussi sur l'activité physique et la sédentarité, des notions prises en compte dans le domaine global de la nutrition. Nous avons un ensemble d'outils qui fait de cette étude, au niveau international, l'une des plus poussées et détaillées sur la caractérisation de ces habitudes alimentaires, avec certains comportements émergents, et d'autres, plus traditionnels. Nous travaillons donc avec ce qu'on appelle « une cohorte ». Nous suivons un groupe de participants dans le temps, et certains vont développer des pathologies comme des cancers, du diabète ou des maladies cardiovasculaires, tandis que d’autres vont prendre ou perdre du poids, par exemple. Il se passe beaucoup de choses au niveau de la santé, qu'on mesure à l'aide d'un questionnaire régulier et d'un comité médical, lequel, lorsqu'un événement particulier est détecté, vérifie les compléments d'information, comme les comptes rendus d'hospitalisation, pour valider tous ces événements de santé. Nos données sont également liées à celles des bases médico-administratives de l’assurance maladie. Nous collectons aussi beaucoup d'informations sur des éléments qui font partie du mode de vie sans toucher directement à l'alimentation, mais qui peuvent jouer un rôle de facteur de confusion dans les relations entre santé et nutrition, tabagisme, exposition solaire, médicaments... L’évaluation de ces profils est très complète, avec des données collectées de manière répétée au fil du suivi. Cela nous permet vraiment d'étudier les associations entre un profil alimentaire – avec ses éventuelles expositions nutritionnelles à certains additifs ou contaminants – et un risque plus ou moins fort de développer telle ou telle pathologie. Cette grande cohorte réunit à ce jour plus de cent soixante-treize mille participants de quinze ans et plus, et est dite ouverte, c'est-à-dire que nous avons recruté une bonne partie de l'échantillon en 2009, au lancement de l’étude, mais nous recrutons encore de nouveaux volontaires qui nous rejoignent au fil de l'eau chaque année.

Présentation de l’étiquetage des aliments à l’aide du Nutri-Score des graines de lin
Présentation de l’étiquetage des aliments à l’aide du Nutri-Score des graines de lin.

En treize ans, qu'ont permis de constater les données de cette étude ?

À ce jour, nous avons publié plus de deux cent cinquante publications issues de l'étude NutriNet-Santé, notamment dans de grandes revues comme le British Medical Journal, Nature Food, et plus de trois cent cinquante publications dans des congrès internationaux. La prise en compte de tous ces travaux modifie les recommandations de santé publique. Prenons l'exemple des additifs alimentaires et des aliments ultra-transformés : des notions dont on n’entendait pas parler en France avant les premiers papiers de l’étude NutriNet-Santé de 2018. Dans ceux-ci, nous avons montré un lien entre la consommation de produits dits « ultra-transformés » – contenant des additifs dont on pourrait se passer comme des colorants, émulsifiants, édulcorants ou ayant subi de forts procédés de transformation, avec des traitements par friture, par exemple – et un risque accru de cancers, de maladies cardiovasculaires, de diabète, d’obésité, de troubles fonctionnels digestifs, de symptômes dépressifs et de mortalité dans la cohorte. La mise au jour de ces relations a transformé la mentalité des consommateurs, chez lesquels s'est développée une certaine vigilance envers le degré de transformation des aliments. Les industriels ont commencé à faire du « clean-labelling » en diminuant les quantités d’additifs employés, depuis la publication de ces travaux. Puis, nous avons été plusieurs fois auditionnés à l'Assemblée nationale et au Sénat, pour réorienter les choix en termes de politique de santé publique, par rapport à ces nouvelles données. Une prise de conscience s’est produite au niveau du Programme national nutrition santé (PNNS) qui, maintenant, recommande d'essayer de limiter autant que possible la consommation de ces aliments dans le régime alimentaire français. Autre fruit de notre travail : l'étiquetage nutritionnel, et notamment le Nutri-Score, qui a été inventé et proposé par notre équipe. On sait qu'il ne faut pas manger trop gras, trop sucré ou trop salé, mais comment faire pour que les citoyens s'emparent en pratique de ces connaissances ? S’il faut demander aux consommateurs de retourner l'emballage et de déchiffrer la composition, parfois très complexe, d'un produit, personne ne va le faire, et encore moins les populations les plus défavorisées. Ce modèle creuserait davantage les inégalités sociales liées à la nutrition. Le but, c'était donc d'avoir un indicateur très simple et didactique, sur la face avant de l'emballage, qui permette d'obtenir l’information en un coup d'œil. Une centaine de publications (dont une cinquantaine par notre équipe), issues de NutriNet-Santé, et d'autres études valident le score sous-jacent et montrent que les personnes qui consomment des aliments bien classés par le Nutri-Score ont un moindre risque de développer des maladies chroniques. Enfin, tout un pan de cette recherche s’intéresse au lien entre contaminants et risques de pathologies, mais aussi à l'impact de notre alimentation sur l'environnement.

Les produits ultra-transformés ont, à juste titre, mauvaise presse, mais continuent d’être consommés massivement. Que doit-on changer pour lutter contre cela ?

Il y a encore énormément de choses à faire. Les ultra-transformés forment un groupe très hétérogène d'aliments : cela va du soda aux plats préparés avec des émulsifiants. Si l’on veut pouvoir agir pour protéger le consommateur, il faut aller plus loin et se poser la question des actions à entreprendre en matière de réglementation alimentaire et d'actions de santé publique ciblées. Nous conduisons des travaux à cette fin en ce moment même, avec des données expérimentales d’épidémiologie, et notamment un projet financé par l'Europe sur les additifs qui vise à voir lesquels sont associés aux risques de pathologies. L’un des premiers leviers d’action se situe au niveau de l’individu, en passant par exemple par l’éducation dès le plus jeune âge à l’école. De même qu’il est choquant de voir un enseignant qui fume devant l’école, ou qui a une bouteille de soda sur son bureau toute la journée, on entend des professeurs recommander, avant le sport, de manger des barres de céréales, qui sont pourtant pleines d'additifs et de sucres, ce qui conduit à s'interroger sur l'exemple que l'on donne aux enfants. Les recommandations du Programme national nutrition santé sont là pour guider les citoyens, dès leur plus jeune âge, mais tant que les budgets publics consacrés à cette communication seront largement inférieurs à ceux du marketing de l'industrie agroalimentaire, on aura du mal à faire passer les bons messages. Toutefois, on ne peut pas tout mettre sur le dos du consommateur ; c'est-à-dire qu'il ne faut pas donner des instructions aux personnes si, en même temps, elles sont face à une offre incontrôlée en matière d'aliments, avec des distributeurs à tous les coins de rue chargés de sodas et de barres chocolatées propulsés par un marketing très incisif qui donne envie à tout le monde de les manger... Il y a des actions à entreprendre au niveau de l'offre, par exemple pour baisser le taux de sel de manière harmonisée, afin qu'il n'y ait pas de concurrence déloyale. Il faut donc agir à l'échelle de l'individu, mais aussi de l'offre à laquelle il est soumis et de l’environnement dans lequel il évolue.

Rayonnages de supermarché
Peter Bond © Unsplash

Quel est le cheminement entre l’obtention de résultats scientifiques et la formulation de recommandations alimentaires ?

Dans l'équipe que je dirige, nous avons la chance de participer à tous les maillons de cette longue et importante chaîne. Cela part de la production de connaissances scientifiques par la recherche, cependant les recommandations ne se fondent pas sur une seule étude. Les études doivent être reproductibles et les preuves se construire par une approche multidisciplinaire. Pour le cas des additifs, on regarde les mélanges auxquels la population est exposée et l’on tente de déterminer les liens potentiels avec les pathologies, une approche épidémiologique. Parallèlement, on collabore aussi avec des équipes qui travaillent sur des souris, des modèles in vitro, et qui vont mimer ces mêmes mélanges d’additifs, afin de tester de manière causale l'impact de ces mélanges sur la génotoxicité [2], le microbiote, etc. Pour apporter ces preuves en nutrition-santé, nous construisons un faisceau d'arguments par une répétition d'études épidémiologiques et expérimentales. Puis, tout cela passe par une expertise collective, pilotée par des organismes tels que l'Institut national du cancer, l'Anses ou encore le Haut Conseil de la santé publique. À l’échelle internationale, des structures comme le WCRF (World Cancer Research Fund) répertorient de manière exhaustive toute la littérature scientifique du domaine nutrition-cancer avec des critères précis pour déterminer les niveaux de preuve. À l’issue de ces expertises, les facteurs dont l’impact sur la santé (favorable ou défavorable) sera jugé convaincant ou probable seront traduits en termes de recommandations pour le public ou en termes de modifications de la réglementation pour telle ou telle substance.

Dans le tumulte d’informations, parfois fausses ou contradictoires, en matière d’alimentation, comment vous faites-vous entendre, en tant que chercheuse, sur la scène publique ?

C'est une bonne question qui peut se poser dans beaucoup de domaines scientifiques, comme cela s'est vu, ces dernières années, avec des avis sur le Covid donnés à tout bout de champ par des non-spécialistes. C’est d’autant plus vrai dans le domaine de la nutrition et de la santé, où tout le monde se saisit du sujet ; puisque nous mangeons tous, nous sommes tous concernés. De nos jours, avec les réseaux sociaux, le risque est que toutes les voix soient mises sur le même plan. On le voit fréquemment quand on est invité dans les médias. On se prête volontiers au jeu, car c'est un bon moyen de faire passer les bons messages face à un budget de communication en santé publique assez maigre. Sur des plateaux télévisés, par exemple, notre avis est parfois mis sur le même plan que celui d’un citoyen non spécialiste, d’un industriel, ou de quelqu'un qui a créé une start-up pour vendre tel ou tel produit. Il n'y a rien de mal à entendre plusieurs sons de cloches, au contraire, mais le problème se situe dans le nivelage de l’information, car nous n'avons pas tous le même niveau d'expertise sur ces sujets. On essaie donc de rester toujours sur une ligne scientifique, de ne pas tomber dans le manichéen, avec un discours très pesé qui dit clairement ce que l'on sait et ce que l'on ignore encore.

Mélange de fruits et de légumes

Avez-vous rencontré d’autres difficultés particulières tout au long de votre parcours ?

L’une des difficultés majeures réside dans l’obtention de financements en recherche publique, mais cela n'est pas propre à notre domaine. L’autre problème important, un peu plus spécifique au type de travail que nous effectuons, c'est la pression que nous subissons de la part de l'industrie agroalimentaire et des détracteurs. Quand on a proposé le Nutri-Score, il s’est produit une levée de boucliers et, à l'époque, certains industriels ont même tenté de faire interdire nos travaux de recherche en écrivant aux ministères… Ce sont des pressions qui se retrouvent dès que l'on souhaite faire passer la santé publique devant les intérêts économiques de grandes entreprises… dont l’intensité du lobbying anti-Nutri-Score est inversement proportionnelle à la qualité nutritionnelle de leur portefeuille de produits. C’est ce qui me motive encore plus. Mais cela vient donc avec la contrainte, pour nous, de ne fonctionner qu'avec des financements publics pour éviter des situations de conflit d'intérêts.

Propos recueillis par William Rowe-Pirra

Glossaire

[1] Étiologie : étude des causes et des facteurs des maladies.

[2] Génotoxicité : une substance est dite génotoxique lorsqu’elle peut compromettre l’intégrité physique ou la fonctionnalité du matériel génétique (ADN) dans les cellules.