Spécialiste de la matière molle et de la mécanique des fluides, Lydéric Bocquet étudie la nanofluidique et ses propriétés particulières en vue de leur trouver des applications pratiques au service de la transition énergétique.
Il est invité pour l’année 2022-2023 sur la chaire annuelle Innovation technologique Liliane Bettencourt.
La nanofluidique est l’étude du comportement des fluides dans des canaux à l’échelle nanométrique. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cette science transdisciplinaire ?
Lydéric Bocquet : À l’origine, j'ai été formé comme théoricien. J'ai étudié la physique statistique, c’est-à-dire les systèmes physiques constitués d’un grand nombre de particules. Assez tôt dans ma carrière, je me suis intéressé aux fluides confinés et à leurs propriétés particulières, plutôt sous l’angle théorique. Mais, je me suis rendu compte que cette question des fluides aux toutes petites échelles manquait singulièrement d’études expérimentales bien contrôlées. On peut prédire théoriquement de nombreux phénomènes, cependant cela reste un peu vain si l’on n’a pas les moyens d’appréhender la réalité de la nature (car elle est souvent bien plus inattendue que l’on ne pouvait espérer). L’écueil considérable, c’est que l’on ne savait pas comment fabriquer des nanosystèmes adaptés pour étudier le transport des fluides aux nanoéchelles, et encore moins quantifier les flots moléculaires en leur sein. En 2002, alors que je suis devenu professeur à l’université Lyon 1, j'ai décidé d'opérer une bascule dans ma recherche en développant ma propre activité expérimentale. J’ai créé un groupe avec quelques collègues autour de ce qu'on appelle la « matière molle », pour me tourner ensuite vers le domaine du transport des fluides dans de tout petits systèmes. Je me suis lancé avec mon équipe dans l’exploration des écoulements des fluides dans les nanosystèmes, comme les nanotubes, ou plus récemment le graphène[1] ; tous ces systèmes ont ouvert le champ des possibles pour aborder ces questions. Auparavant, les rares résultats de ce champ disciplinaire portaient sur des membranes, et beaucoup étaient très étonnants, voire controversés, par exemple en ce qui concerne les propriétés des membranes de nanotubes pour le transport de l’eau. Entre 2008 et 2010, nous nous sommes lancés, avec quelques collègues et des étudiants courageux, dans l’examen de ce problème en étudiant les écoulements dans des nanotubes uniques. Cela a été le début de cette aventure, et depuis, j'ai tracé mon sillon autour de ce qu'on appelle la « nanofluidique » – l'étude générale des propriétés des fluides aux nanoéchelles. J’ai essayé de comprendre les propriétés émergentes, qui diffèrent de ce qu'on connaît usuellement aux grandes échelles, ce qui en a fait un champ disciplinaire à part entière, à l’interface entre les continuums de l'hydrodynamique et de la nature moléculaire, voire quantique, de la matière condensée. Nous travaillons aux frontières de l’inconnu, et certaines de nos découvertes sont franchement inattendues.
Vous avez récemment travaillé sur ce qu’on appelle un « neurone ionique ». De quoi s’agit-il ?
C'est typiquement une application inattendue de la nanofluidique. Ce sujet a commencé par une étude théorique des propriétés de systèmes ioniques dans des systèmes bidimensionnels. On sait en effet fabriquer depuis peu de tels canaux à partir de ce que l'on appelle des « assemblages van der Waals », développés par l'équipe du Prix Nobel Andre Geim, avec laquelle nous collaborons beaucoup. Ces assemblages sont très intéressants, car ils permettent de fabriquer des canaux extrêmement fins. Ainsi, pour la première fois, nous arrivions à réaliser et à contrôler parfaitement des écoulements de fluides ou d'ions à travers des canaux qui ne mesurent que quelques angströms[2], donc quasiment en deux dimensions. En général, les propriétés des systèmes bidimensionnels sont très étranges ; les ions interagissent très fortement, par exemple. On avait prédit que des assemblages d'ions s'agglomèrent pour former une structure semblable à une sorte de spaghetti. Par le biais de la théorie et de simulations numériques, nous avons vu qu’il était possible de casser ces spaghettis, mais que ceux-ci pouvaient ensuite se réassembler. C'est une dynamique très complexe. Or, comme ces filaments d’ions ultra-confinés ont des tailles considérables, ce phénomène prend du temps à s’opérer ; et on voit apparaître un phénomène de mémoire. C’est une fonctionnalité qui évoque, voire mime, celle des neurones dans notre cerveau. Nous avons d'abord démontré cela théoriquement en 2021, en reproduisant quelques fonctions neuronales très basiques. Puis, en 2022, nous sommes passés de la théorie à l'expérience, et avons mis en évidence ces fonctions neuronales mimées dans nos canaux bidimensionnels. En particulier, avec ces canaux nanofluidiques, nous avons reproduit de manière très similaire les fonctions des synapses qui, dans notre cerveau, sont à la base de l’apprentissage. C’est un parfait exemple de résultat complètement inattendu : on confine de l'eau à l’échelle nanométrique et on observe des comportements qui n'ont rien à voir avec ce qu'on connaît à plus grande échelle.