Amphithéâtre Maurice Halbwachs, Site Marcelin Berthelot
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Résumé

La littérature philosophique sur ce qu’on appelle la pensée en première personne ou pensée de se est fondée sur une batterie d’exemples qui permettent de contraster deux types de cas. Il y a réflexivité dans les deux cas parce que le sujet pense à lui-même et s’attribue une certaine propriété, disons la propriété d’avoir de la chance. Dans le premier type de cas, le sujet, s’il devait exprimer sa pensée linguistiquement, utiliserait la première personne : « j’ai beaucoup de chance ». Le sujet pense à lui-même en tant que tel, comme on le fait lorsqu’on dit « je ». Dans le second type de cas, le sujet pense à une personne qui se trouve être lui-même mais sans qu’il le sache nécessairement. La réflexivité est alors accidentelle ou de facto plutôt que de jure comme dans le premier cas. Par exemple, apprenant que le gagnant du loto va être milliardaire, le sujet pense « Il a beaucoup de chance », sans se rendre compte qu’il est lui-même le gagnant, et donc qu’il est la personne dont il pense qu’il a beaucoup de chance. 

La réflexivité de jure qui va de pair avec l’emploi de la première personne linguistique s’explique par le fait que le mot « je », en vertu de la règle d’emploi qui le gouverne, encode l’identité du référent avec le locuteur. Mais on ne peut expliquer de cette façon – en faisant appel à la signification linguistique du mot « je »  la réflexivité de jure inhérente aux pensées en première personne, à moins d’accepter l’idée que la pensée n’est autre que du langage intériorisé, et qu’on pense à la première personne quand on prononce mentalement le mot « je ». 

J’ai évoqué, dans le second cours, l’idée de Benveniste selon qui c’est grâce la maîtrise linguistique du « je » que les sujets peuvent penser à eux-mêmes en tant que tels. Peut-on accepter cette idée ? Je ne le crois pas. La règle selon laquelle le locuteur emploie « je » pour se désigner lui-même ne peut être appliquée par un locuteur que s’il possède déjà la première personne mentale, c’est-à-dire une représentation de lui-même en tant que lui-même. On ne peut donc pas expliquer la réflexivité de jure inhérente à la première personne mentale en faisant appel à la règle d’emploi qui gouverne la première personne linguistique. 

Comment, alors, expliquer la réflexivité de jure au niveau de la pensée ? Qu’est-ce que penser à soi-même en tant que soi-même ? Je propose la réponse suivante. De même que, dans le cas linguistique, l’identité du sujet et de l’objet est garantie par la règle d’emploi du mot « je », dans le cas mental l’identité du sujet et de l’objet est imposée par la nature du « dossier mental » que l’on déploie lorsqu’on pense en première personne : ce dossier mental Ego sert à se représenter soi-même, tout comme le mot « je » sert à se désigner soi-même. 

Mais l’objection de circularité qui est fatale à la stratégie benvenistienne ne peut-elle pas être retournée contre la théorie que je viens d’exposer ? Pour mettre une information dans ce dossier Ego où nous mettons les informations sur nous-mêmes, ne nous faut-il pas savoir que l’information en question est une information sur nous-même ? Cela suggère qu’on ne peut pas réduire le concept de soi à ce dossier mental Ego, puisqu’on ne peut faire fonctionner le dossier mental en question que si on dispose déjà du concept de soi.

Parmi les informations que nous acquérons sur nous-mêmes, cependant, certaines sont d’emblée en première personne. L’existence de ces informations intrinsèquement ou primitivement en première personne permet de contourner l’objection de circularité : on a besoin de disposer déjà du concept de soi pour intégrer au dossier Ego une information qui n’est pas d’emblée en première personne, mais cela ne signifie pas que de façon générale le dossier Ego ne peut pas fonctionner sans un concept de soi préalable.