Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Résumé

On peut établir un parallèle stratégique et spirituel entre la maxime attribuée à Ignace de Loyola, « Allez et enflammez le monde ! » et la devise de Philippe II d’Espagne, Orbis non sufficit (« Le monde ne suffit pas »). Les deux expressions marquent des aspects de ce que l’historien suisse Jacob Burckhardt avait décrit en 1860 sous le titre apparemment neutre La découverte du monde et de l’homme et de ce que les penseurs ultérieurs de l’histoire ont désigné comme la « prise du monde » émanant de l’Europe.

Alors que la marche progressive de l’exploration, de la cartographie, du travail de mission et de l’occupation impériale de nombreuses régions de la terre par les agents des nations maritimes de l’Europe a marqué l’« histoire du monde » des XVIe et XVIIe siècles, c’est à partir du Moyen Âge tardif, et de manière amplifiée à partir du XVIIe siècle, qu’ont débuté l’exploration et l’exploitation de la terre par l’industrie minière européenne et ses filiales transatlantiques. 

C’est dans ce contexte que l’on peut expliquer comment il faudrait comprendre la formule exprimée par le président français Emanuel Macron à l’automne 2022, « la fin de l’abondance ». L’introduction au Décaméron de Giovanni Boccaccio, dit Boccace – le livre qui fonde la littérature européenne de la nouvelle et du roman – relate la mort en masse des habitants de Florence après l’arrivée de la peste en 1348-1349.  Elle inaugure une ère de sensibilité démographique sur le sol européen. Après que la « peste noire » a éliminé près d’un tiers des populations, la survie des personnes vivant au sein de communautés données devient une question politique à part entière. Entre le XVet le XIXe siècle, la discipline de la démographie devient un élément essentiel de l’art de gouverner en Europe. Le populationnisme se mue en facteur prépolitique de la politique des États-nations en devenir, dans la mesure où il pousse en avant l’énorme supériorité démographique de l’Europe comme agent de ses prétentions. 

Dans son livre Fils et puissance mondiale, Gunnar Heinsohn tente de montrer comment les effets des politiques populationnistes menées dans les nations dominantes de l’Europe ont conduit à une exportation explosive de la population, phénomène qui ne pouvait que s’exprimer par le colonialisme des pays émetteurs. 

L’entrée de l’Europe dans l’ère du remord postcolonial implique le renversement de la dynamique démographique sur la planète. Ce que l’érudit indo-américain Chakrabarty a appelé La provincialisation de l’Europe (2015) désigne pour l’essentiel l’apaisement de l’ancien foyer d’agitation du monde – accompagné d’excédents de natalité polémogènes dans d’anciennes régions périphériques du monde.