Amphithéâtre Maurice Halbwachs, Site Marcelin Berthelot
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Résumé

Dans le jugement, selon Frege, il y a deux choses : le contenu de pensée, que l’on « saisit » (conception), et une seconde opération mentale consistant à accepter le contenu, à le tenir pour vrai (jugement). Les contenus de pensée sont intrinsèquement dénués de force et donc « neutres » en l’absence d’une opération supplémentaire d’évaluation conduisant à l’acceptation ou au rejet. Dans la fiction, cette opération supplémentaire n’a pas lieu. 

Comme l’ont fait remarquer tant Peter Geach que Michael Dummett, cette conception n’est pas la seule possible. Geach signale que pour Spinoza, les contenus de pensée sont intrinsèquement assertifs : on ne peut se représenter quelque chose sans poser sa réalité, sans l’affirmer. Dans ce cadre théorique, les cas où la force est absente peuvent être considérés comme des cas où la force intrinsèque du contenu est annulée ou inhibée par un élément de contexte. Cette position, réinterprétable dans une perspective simulationniste, a été redécouverte et développée ces dernières années par un groupe de philosophes du langage menés par Peter Hanks. 

Du côté des psychologues également la théorie spinoziste a fait l’objet d’un regain d’intérêt. Daniel Gilbert oppose ainsi deux modèles du processus de fixation de la croyance. Selon le modèle cartésien, la conception vient en premier, elle relève de l’entendement. Le jugement, c’est-à-dire l’acceptation du contenu (ou son rejet), est une seconde opération, qui relève de la volonté. Dans le modèle spinoziste, en revanche, il n’y a pas de conception sans acceptation, mais un contenu conçu et donc accepté dans un premier temps peut être rejeté dans un deuxième temps.

Matravers défend le modèle cartésien en deux étapes (conception d’abord, acceptation ou rejet dans un deuxième temps) pour ce qu’il appelle la représentation, distinguée de la confrontation perceptive. On peut toutefois aussi adopter une perspective spinoziste généralisée, c’est-à-dire valable pour la communication tout autant que pour la perception. Gilbert montre par des expériences que nous croyons par défaut les propositions que nous concevons ou comprenons, et qu’il faut un effort supplémentaire pour rejeter celles qui sont douteuses. Cette position rappelle celle du philosophe Thomas Reid, selon qui la crédulité est un instinct.

La théorie de Reid-Gilbert a été critiquée par Dan Sperber et ses collègues. Selon Sperber, loin d’être un instinct, la confiance que nous avons dans le témoignage des autres est rendue possible par une disposition qu’il nomme vigilance et qui consiste à contrôler en permanence, de façon automatique, la crédibilité tant de la source de la communication que des contenus communiqués. À nouveau, cependant, une position de compromis apparaît possible. On peut admettre, avec Reid et Gilbert, que les gens croient ce qu’on leur dit par défaut, de même qu’ils croient le témoignage de leurs sens par défaut, tout en reconnaissant l’existence de mécanismes de vigilance spécifiques pour la communication permettant d’atténuer les effets néfastes de la crédulité automatique en l’inhibant. L’inhibition doxastique peut, en outre, être présente dès le départ. Ainsi, lorsqu’on lit un roman, on sait qu’on lit un roman. On ne commence pas par croire ce qu’on lit avant de se rendre compte qu’il s’agit d’une fiction. La position de compromis reste cependant spinoziste du fait que l’état mental du sujet est analysé comme résultant de l’interaction de deux forces : la force doxastique, inhérente au contenu, et l’inhibition de celle-ci.